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curieux témoins la question du cœur, et ne pas murmurer, et se voir forcée au silence. Une des mille douceurs du riche !

Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Ces personnes crurent facilement à la maladie de madame de Langeais, en la trouvant de jour en jour plus abattue, plus pâle, plus amaigrie. Les vagues ardeurs d’un amour réel, les irritations de l’orgueil blessé, la constante piqûre du seul mépris qui pût l’atteindre, ses élancements vers des plaisirs perpétuellement souhaités, perpétuellement trahis ; enfin, toutes ses forces inutilement excitées, minaient sa double nature. Elle payait l’arriéré de sa vie trompée. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait belle. Le général défila presque à ses pieds dans toute la splendeur de ce costume militaire dont l’effet sur l’imagination féminine est avoué même par les plus prudes personnes. Pour une femme bien éprise, qui n’avait pas vu son amant depuis deux mois, ce rapide moment ne dut-il pas ressembler à cette phase de nos rêves où, fugitivement, notre vue embrasse une nature sans horizon ? Aussi, les femmes ou les jeunes gens peuvent-ils seuls imaginer l’avidité stupide et délirante qu’exprimèrent les yeux de la duchesse. Quant aux hommes, si, pendant leur jeunesse, ils ont éprouvé, dans le paroxysme de leurs premières passions, ces phénomènes de la puissance nerveuse, plus tard ils les oublient si complétement, qu’ils arrivent à nier ces luxuriantes extases, le seul nom possible de ces magnifiques intuitions. L’extase religieuse est la folie de la pensée dégagée de ses liens corporels ; tandis que, dans l’extase amoureuse, se confondent, s’unissent et s’embrassent les forces de nos deux natures. Quand une femme est en proie aux tyrannies furieuses sous lesquelles ployait madame de Langeais, les résolutions définitives se