Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Eh bien ! répondit La Brière en serrant la main du bossu, faites-moi l’amitié de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimé quelqu’un d’amour avant sa correspondance secrète avec Canalis…

— Oh ! s’écria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure ?… Et, maintenant encore, qui sait si elle aime ? le sait-elle elle-même ? Elle s’est passionnée pour l’esprit, pour le génie, pour l’âme de ce marchand de stances, de ce vendeur d’orviétan littéraire ; mais elle l’étudiera, nous l’étudierons, je saurai bien faire sortir le caractère vrai de dessous la carapace de l’homme à belles manières, et nous verrons la tête menue de son ambition, de sa vanité, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, à moins que mademoiselle n’en soit folle à en mourir…

— Oh ! elle est restée en admiration devant lui comme devant une merveille ! s’écria La Brière en laissant échapper le secret de sa jalousie.

— Si c’est un brave garçon, loyal, et s’il aime, s’il est digne d’elle, reprit Butscha, s’il renonce à la duchesse, c’est la duchesse que j’entortillerai !… Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez être chez vous en dix minutes.

Butscha revint sur ses pas, et héla le pauvre Ernest qui, en sa qualité d’amoureux véritable, serait resté pendant toute la nuit à causer de Modeste.

— Monsieur, lui dit Butscha, je n’ai pas eu l’honneur de voir encore notre grand poëte, je suis curieux d’observer ce magnifique phénomène dans l’exercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirée après demain au Chalet, restez-y longtemps, car ce n’est pas en une heure qu’un homme se développe. Je saurai, moi le premier, s’il aime, ou s’il peut aimer, ou s’il aimera mademoiselle Modeste.

— Vous êtes bien jeune pour…

— Pour être professeur, reprit Butscha qui coupa la parole à La Brière. Eh ! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez !… un malade, quand il est longtemps malade, devient plus fort que son médecin, il s’entend avec la maladie, ce qui n’arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh bien ! de même un homme qui chérit la femme, et que la femme doit mépriser sous prétexte de laideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu’il passe séducteur, comme le malade finit