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dit gravement le colonel. En 1813, j’ai vu l’un de mes camarades, le marquis d’Aiglemont, épousant sa cousine contre l’avis du père, et ce ménage a payé cher l’entêtement qu’une jeune fille prenait pour de l’amour… La Famille est en ceci souveraine…

— Mon fiancé m’a dit tout cela, répondit-elle. Il s’est fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dénigrer le personnel des poëtes.

— J’ai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant échapper un malicieux sourire, qui rendit Modeste inquiète ; mais, à ce propos, je dois te faire observer que ta dernière serait à peine permise à une fille séduite, à une Julie d’Étanges ! Mon Dieu, quel mal nous font les romans !…

— On ne les écrirait pas, mon cher père, nous les ferions, il vaut mieux les lire… Il y a moins d’aventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, où l’on publiait moins de romans… D’ailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dû voir que je vous ai trouvé pour gendre le fils le plus respectueux, l’âme la plus angélique, la probité la plus sévère, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mère vous vous aimiez… Eh bien ! je vous accorde que tout ne s’est pas exactement passé selon l’étiquette ; j’ai fait, si vous voulez, une faute…

— J’ai lu vos lettres, répéta le père en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il t’a justifiée à tes propres yeux d’une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue et qu’une passion entraînerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse…

— Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassés, qui mesurent la vie à l’équerre… Ne sortons pas du monde artiste et poétique, papa… Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systèmes : laisser voir par des minauderies à un homme que nous l’aimons, ou aller franchement à lui… Ce dernier parti n’est-il pas bien grand, bien noble ? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises, à trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin ; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à peu près d’après le système que j’ai suivi… Qu’avez-vous à répondre ? Ne suis-je pas un peu Allemande ?

— Enfant ! s’écria le colonel en regardant sa fille, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle