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— Eh bien ?… dit Canalis.

— Eh bien ! on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit être récompensé, s’écria La Brière.

— On se dit cela, mon cher, à la première, à la seconde lettre, dit Canalis ; mais quand c’est la trentième !… Mais lorsqu’on a trouvé que la jeune enthousiaste est assez rouée ! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par l’exaltation du poëte, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main !… Mais quand l’ange de la poste se change en une pauvre fille médiocrement jolie en quête d’un mari !… Oh ! alors l’effervescence se calme.

— Je commence à croire, dit La Brière en souriant, que la gloire a quelque chose de vénéneux, comme certaines fleurs éclatantes.

— Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, même quand elles sont sincères, elles ont un idéal, et vous y répondez rarement. Elles ne se disent pas que le poëte est un homme assez vaniteux, comme je suis taxé de l’être ; elles n’imaginent jamais ce qu’est un homme malmené par une espèce d’agitation fébrile qui le rend désagréable, changeant ; elles le veulent toujours grand, toujours beau ; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie ; que Nathan vit avec Florine, que d’Arthez est trop gras, que Béranger va très bien à pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de Rubempré, poëte et joli garçon, est un phénix. Et pourquoi donc aller chercher de méchants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hébété d’une femme désillusionnée ?…

— Le vrai poëte, dit La Brière, doit alors rester caché comme Dieu dans le centre de ses mondes, n’être visible que par ses créations…

— La gloire coûterait alors trop cher, répondit Canalis. La vie a du bon. Tiens ! dit-il en prenant une tasse de thé, quand une noble et belle femme aime un poëte, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théâtre, comme une duchesse éprise d’un acteur ; elle se sent assez forte, assez gardée par sa beauté, par sa fortune, par son nom pour dire comme dans tous les poëmes épiques : Je suis la nymphe Calypso, amante de Télémaque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne réponds plus aux masques…