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Lassée d’horreurs, elle revenait à la vie réelle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d’une vie honnête, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pénible, elle supportait les tracas d’une fortune à faire ; puis, elle recommençait les romans : elle était aimée pour sa beauté ; un fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cœur, et reconnaissait l’étoile que le génie des Staël avait mise à son front. Enfin, son père revenait riche à millions. Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à des épreuves, où elle gardait son indépendance, elle possédait un magnifique château, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prétendus jusqu’à ce qu’elle eût quarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un exemplaire, dura près d’une année, et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop amertume, avec trop de sérieux et trop souvent : ─ Eh ! bien, après ?… pour ne pas se plonger jusqu’à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s’en retirer par les immenses travaux de l’œuvre à laquelle ils se vouent. N’était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allée dans un cloître. Cette satiété jeta cette fille, encore trempée de Grâce catholique, dans l’amour du bien, dans l’infini du ciel. Elle conçut la Charité comme occupation de la vie ; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pâture pour la Fantaisie tapie en son cœur, comme un insecte venimeux au fond d’un calice. Et elle cousait tranquillement des brassières pour les enfants des pauvres femmes ! Et elle écoutait d’un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait à monsieur Dumay de lui avoir coupé une treizième carte, ou de lui avoir tiré son dernier atout.

La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu’en devenant irréprochable, catholiquement parlant, elle arriverait à un tel état de sainteté, que Dieu l’écouterait et accomplirait ses désirs.

— La foi, selon Jésus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traîné son apôtre sur le lac de Tibériade ; mais, moi, je ne demande à Dieu qu’un mari, se dit-elle ; c’est bien plus facile que d’aller me promener sur la mer.