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les campagnes de Napoléon, nous avons assez des boulets enflammés, de l’airain sonore qui roulent de page en page. Modeste m’a dit que tout ce pathos venait du traducteur et qu’il fallait lire l’anglais. Mais, je n’irai pas apprendre l’anglais pour lord Byron, quand je ne l’ai pas appris pour Exupère. Je préfère de beaucoup les romans de Ducray-Duménil à ces romans anglais ! Moi je suis trop Normande pour m’amouracher de tout ce qui vient de l’étranger, et surtout de l’Angleterre.

Madame Mignon, malgré son deuil éternel, ne put s’empêcher de sourire à l’idée de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sévère notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines.

— Ainsi donc, vous prenez, ma chère madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. À cet âge, on s’aime soi-même. On se pare pour se voir parée. Moi, je mettais à feu ma pauvre petite sœur un chapeau d’homme, et nous jouions au monsieur… Vous avez eu, vous, à Francfort, une jeunesse heureuse ; mais, soyons justes ?… Modeste est ici, sans aucune distraction. Malgré la complaisance avec laquelle ses moindres désirs sont accueillis, elle se sait gardée, et la vie qu’elle mène offrirait peu de plaisir à une jeune fille qui n’aurait pas trouvé comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle n’aime personne que vous… Tenez-vous pour très heureuse de ce qu’elle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les héros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes d’Egmont, Werther, Schiller et autres Err.

— Eh ! bien, madame ?… dit respectueusement Dumay qui fut effrayé du silence de madame Mignon.

— Modeste n’est pas seulement amoureuse, elle aime quelqu’un ! répondit obstinément la mère.

— Madame, il s’agit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas à cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de vous, que je cherche à savoir qui de la mère ou du chien de garde se trompe…

— C’est vous, Dumay ! Ah ! si je pouvais regarder ma fille !… s’écria la pauvre aveugle.

— Mais qui peut-elle aimer ? dit madame Latournelle. Quant à nous, je réponds de mon Exupère.

— Ce ne saurait être Gobenheim que, depuis le départ du colo-