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fut sublime d’affection, à toute heure, d’une douceur rare chez les jeunes filles, et bien appréciée par les témoins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste était-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le déjeuner et le dîner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusque sur les bords de la mer, accompagnées de Modeste, car il fallait le secours de deux bras à la malheureuse aveugle.

Un mois avant la scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade.

— Écoutez, mes amis, avait dit l’aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois… Une étrange révolution s’est accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en êtes pas aperçus…

— Nom d’un petit bonhomme ! s’écria le lieutenant.

— Ne m’interrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin d’elle, comme si elle devait aller à un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sa couturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu’un ; sa voix a des intonations brèves comme si, quand on l’interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets ; puis, si ce quelqu’un attendu, est venu…

— Nom d’un petit bonhomme !

— Asseyez-vous, Dumay, dit l’aveugle. Eh ! bien, Modeste est gaie ! Oh ! elle n’est pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop délicates pour des yeux occupés par le spectacle de la nature, cette gaité se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j’explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvements désordonnés… Elle est heureuse, enfin ! Il y a des actions de grâce jusque dans les idées qu’elle exprime. Ah ! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien qu’au malheur… Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle : si elle a reçu ce qu’elle attend, ou si elle est inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d’une fille innocente, car Modeste est l’innocence même, mais, c’est comme une innocence instruite. Si je suis