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malgré ma bonne volonté, nous faudra-t-il du temps pour opérer ce chassez-croisez. Dans ces sortes d’occasions, c’est à qui ne commencera pas. Là, tout à l’heure, en tournant autour du gazon, j’ai voulu lui dire que je savais tout et la féliciter sur son bonheur. Ah ! bien, elle s’est fâchée. Je suis en ce moment amoureux fou de la plus belle, de la plus jeune de nos cantatrices, de mademoiselle Falcon de l’Opéra, et je veux l’épouser ! Oui, j’en suis là ; mais aussi, quand vous viendrez à Paris, verrez-vous que j’ai changé la marquise pour une reine !

Le bonheur répandait son auréole sur le visage du candide Calyste, qui avoua son amour, et c’était tout ce que Conti voulait savoir. Il n’est pas d’homme au monde, quelque blasé, quelque dépravé qu’il puisse être, dont l’amour ne se rallume au moment où il le voit menacé par un rival. On veut bien quitter une femme, mais on ne veut pas être quitté par elle. Quand les amants en arrivent à cette extrémité, femmes et hommes s’efforcent de conserver la priorité, tant la blessure faite à l’amour-propre est profonde. Peut-être s’agit-il de tout ce qu’a créé la société dans ce sentiment qui tient bien moins à l’amour-propre qu’à la vie elle-même attaquée alors dans son avenir : il semble que l’on va perdre le capital et non la rente. Questionné par l’artiste, Calyste raconta tout ce qui s’était passé pendant ces trois semaines aux Touches, et fut enchanté de Conti, qui dissimulait sa rage sous une charmante bonhomie.

— Remontons, dit-il. Les femmes sont défiantes, elles ne s’expliqueraient pas comment nous restons ensemble sans nous prendre aux cheveux, elles pourraient venir nous écouter. Je vous servirai sur les deux toits, mon cher enfant. Je vais être insupportable, grossier, jaloux avec la marquise, je la soupçonnerai perpétuellement de me trahir, il n’y a rien de mieux pour déterminer une femme à la trahison ; vous serez heureux et je serai libre. Jouez ce soir le rôle d’un amoureux contrarié, moi je ferai l’homme soupçonneux et jaloux. Plaignez cet ange d’appartenir à un homme sans délicatesse, pleurez ! Vous pouvez pleurer, vous êtes jeune. Hélas ! moi, je ne puis plus pleurer, c’est un grand avantage de moins.

Calyste et Conti remontèrent. Le musicien, sollicité par son jeune rival de chanter un morceau, chanta le plus grand chef-d’œuvre musical qui existe pour les exécutants, le fameux Pria che spunti l’aurora, que Rubini lui-même n’entame jamais sans trembler et qui fut souvent le triomphe de Conti. Jamais il ne fut