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meur, et chez moi la grâce est tout extérieure. Peut-être n’ai-je pas assez souffert encore pour avoir les indulgentes manières et la tendresse absolue que nous devons à de cruelles tromperies. Le bonheur a son impertinence, et je suis très impertinente. Camille sera toujours pour vous une esclave dévouée, et je serais un tyran déraisonnable. D’ailleurs, Camille n’a-t-elle pas été mise auprès de vous par votre bon ange pour vous permettre d’atteindre au moment où vous commencerez la vie que vous êtes destiné à mener, et à laquelle vous ne devez pas faillir ? Je la connais, Félicité ! sa tendresse est inépuisable ; elle ignore peut-être les grâces de notre sexe, mais elle déploie cette force féconde, ce génie de la constance et cette noble intrépidité qui fait tout accepter. Elle vous mariera, tout en souffrant d’horribles douleurs ; elle saura vous choisir une Béatrix libre, si c’est Béatrix qui répond à vos idées sur la femme et à vos rêves ; elle vous aplanira toutes les difficultés de votre avenir. La vente d’un arpent de terre qu’elle possède à Paris dégagera vos propriétés en Bretagne, elle vous instituera son héritier, n’a-t-elle pas déjà fait de vous un fils d’adoption ? Hélas ! que puis-je pour votre bonheur ? rien. Ne trahissez donc pas un amour infini qui se résout aux devoirs de la maternité. Je la trouve bien heureuse, cette Camille !… L’admiration que vous inspire la pauvre Béatrix est une de ces peccadilles pour lesquelles les femmes de l’âge de Camille sont pleines d’indulgence. Quand elles sont sûres d’être aimées, elles pardonnent à la constance une infidélité, c’est même chez elles un de leurs plus vifs plaisirs que de triompher de la jeunesse de leurs rivales. Camille est au-dessus des autres femmes ; ceci ne s’adresse point à elle, je ne le dis que pour rassurer votre conscience. Je l’ai bien étudiée, Camille, elle est à mes yeux une des plus grandes figures de notre temps. Elle est spirituelle et bonne, deux qualités presque inconciliables chez les femmes ; elle est généreuse et simple, deux autres grandeurs qui se trouvent rarement ensemble. J’ai vu dans le fond de son cœur de sûrs trésors, il semble que Dante ait fait pour elle dans son Paradis la belle strophe sur le bonheur éternel qu’elle vous expliquait l’autre soir et qui finit par Senza brama sicura richezza. Elle me parlait de sa destinée, elle me racontait sa vie en me prouvant que l’amour, cet objet de nos vœux et de nos rêves, l’avait toujours fuie, et je lui répondais qu’elle me paraissait démontrer la difficulté d’appareiller les choses sublimes et qui explique bien des malheurs.