Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/398

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Camille : je vous trouve la plus grande des femmes ; mais si je continuais à vous servir de paravent ou d’écran, dit Claude avec deux savantes inflexions de voix, vous me mépriseriez singulièrement. Nous pouvons nous quitter sans chagrin ni remords : nous n’avons ni bonheur à regretter ni espérances déjouées. Pour vous, comme pour quelques hommes de génie infiniment rares, l’amour n’est pas ce que la nature l’a fait : un besoin impérieux à la satisfaction duquel elle attache de vifs mais de passagers plaisirs, et qui meurt ; vous le voyez tel que l’a créé le christianisme : un royaume idéal, plein de sentiments nobles, de grandes petitesses, de poésies, de sensations spirituelles, de dévouements, de fleurs morales, d’harmonies enchanteresses, et situé bien au-dessus des grossièretés vulgaires, mais où vont deux créatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir. Voilà ce que j’espérais, je croyais saisir une des clefs qui nous ouvrent la porte fermée pour tant de gens et par laquelle on s’élance dans l’infini. Vous y étiez déjà vous ! Ainsi vous m’avez trompé. Je retourne à la misère, dans ma vaste prison de Paris. Il m’aurait suffi de cette tromperie au commencement de ma carrière pour me faire fuir les femmes : aujourd’hui, elle met dans mon âme un désenchantement qui me plonge à jamais dans une solitude épouvantable, je m’y trouverai sans la foi qui aidait les pères à la peupler d’images sacrées. Voilà, ma chère Camille, où nous mène la supériorité de l’esprit : nous pouvons chanter tous deux l’hymne horrible qu’Alfred de Vigny met dans la bouche de Moïse parlant à Dieu :

Seigneur, vous m’avez fait puissant et solitaire !

En ce moment Calyste parut.

— Je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis là, dit-il.

Mademoiselle des Touches exprima la plus vive crainte, une rougeur subite colora son visage impassible d’un ton de feu. Pendant toute cette scène, elle demeura plus belle qu’en aucun moment de sa vie.

— Nous vous avions cru parti, Calyste, dit Claude ; mais cette indiscrétion involontaire de part et d’autre est sans danger : peut-être serez-vous plus à votre aise aux Touches en connaissant Félicité tout entière. Son silence annonce que je ne me suis point trompé sur le rôle qu’elle me destinait. Elle vous aime, comme je vous le disais, mais elle vous aime pour vous et non pour elle, sentiment que peu de femmes sont capables de concevoir et d’embras-