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darme à chapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votre pensée proteste ; mais rien n’est plus rare que d’y rencontrer un être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose du vêtement actuel : ce que les habitants en admettent s’approprie en quelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomie stationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons que viennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. La blancheur des toiles que portent les Paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des Paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de l’Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé. Là tout est encore tranché ; là le niveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et trop dures pour y passer : il s’y serait ébréché, sinon brisé. Le caractère d’immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après la révolution de 1830, Guérande est encore une ville à part, essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse, recueillie, où les idées nouvelles ont peu d’accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie cité commande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute la Bretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuent la bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à la France moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay, l’arrondissement dont elle dépend, et qui passe à Saint-Nazaire ; celui qui mène à Vannes et qui la rattache au Morbihan. Le chemin de l’arrondissement établit la communication par terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes. Le chemin par terre n’est fréquenté que par l’administration. La voie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint-Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d’au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n’y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparé de Paimbœuf par l’embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur ; mais pour surcroît d’empêchements, il