Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

baient, leurs grimaces, leur dernière torture ; mais leurs visages ne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié. C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés. Les plus âgés contemplaient de préférence, avec un sourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposés au pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez, assis sur un ballot, se consultaient en silence par un regard presque terne. Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l’équipage du Saint-Ferdinand. Les sept matelots choisis par les deux espions parmi les marins espagnols s’étaient déjà joyeusement métamorphosés en Péruviens.

— Quels atroces coquins ! s’écria tout à coup le général chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire et la douleur et la prudence.

— Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez. Si vous retrouviez un de ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pas votre épée au travers du corps ?

— Capitaine, dit le lieutenant en se retournant vers l’Espagnol, le Parisien a entendu parler de vous. Vous êtes, dit-il, le seul homme qui connaissiez bien les débouquements des Antilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous…

Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamation de mépris, et répondit : — Je mourrai en marin, en Espagnol fidèle, en chrétien. Entends-tu ?

— À la mer ! cria le jeune homme.

À cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.

— Vous êtes des lâches ! s’écria le général en arrêtant les deux corsaires.

— Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas trop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notre capitaine, moi je m’en moque… Nous allons avoir aussi tout à l’heure notre petit bout de conversation.

En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla, fit comprendre au général que le brave Gomez était mort en marin.

— Ma fortune ou la mort ! s’écria-t-il dans un effroyable accès de rage.

— Ah ! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant. Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose de nous…

Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s’empressèrent de lier les pieds du Français ; mais ce dernier, les frappant avec une