Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Vendredi.

J’ai revu mon esclave : il est devenu craintif, il a pris un air mystérieux et dévot qui me plaît ; il me paraît pénétré de ma gloire et de ma puissance. Mais rien, ni dans ses regards, ni dans ses manières, ne peut permettre aux devineresses du monde de soupçonner en lui cet amour infini que je vois. Cependant, ma chère, je ne suis pas emportée, dominée, domptée ; au contraire, je dompte, je domine et j’emporte… Enfin je raisonne. Ah ! je voudrais bien retrouver cette peur que me causait la fascination du maître, du bourgeois à qui je me refusais. Il y a deux amours : celui qui commande et celui qui obéit ; ils sont distincts et donnent naissance à deux passions, et l’une n’est pas l’autre ; pour avoir son compte de la vie, peut-être une femme doit-elle connaître l’une et l’autre. Ces deux passions peuvent-elles se confondre ? Un homme à qui nous inspirons de l’amour nous en inspirera-t-il ? Felipe sera-t-il un jour mon maître ? tremblerai-je comme il tremble ? Ces questions me font frémir. Il est bien aveugle ! À sa place, j’aurais trouvé mademoiselle de Chaulieu sous ces tilleuls bien coquettement froide, compassée, calculatrice. Non, ce n’est pas aimer, cela, c’est badiner avec le feu. Felipe me plaît toujours, mais je me trouve maintenant calme et à mon aise. Plus d’obstacles ! quel terrible mot. En moi tout s’affaisse, se rassoit, et j’ai peur de m’interroger. Il a eu tort de me cacher la violence de son amour, il m’a laissée maîtresse de moi. Enfin, je n’ai pas les bénéfices de cette espèce de faute. Oui, chère, quelque douceur que m’apporte le souvenir de cette demi-heure passée sous les arbres, je trouve le plaisir qu’elle m’a donné bien au-dessous des émotions que j’avais en disant : Y viendrai-je ? n’y viendrai-je pas ? lui écrirai-je ? ne lui écrirai-je point ? En serait-il donc ainsi pour tous nos plaisirs ? Serait-il meilleur de les différer que d’en jouir ? L’espérance vaudrait-elle mieux que la possession ? Les riches sont-ils les pauvres ? Avons-nous toutes deux trop étendu les sentiments en développant outre mesure les forces de notre imagination ? Il y a des instants où cette idée me glace. Sais-tu pourquoi ? Je songe à revenir sans Griffith au bout du jardin. Jusqu’où irais-je ainsi ? L’imagination n’a pas de bornes, et les plaisirs en ont. Dis-moi, cher docteur en corset, comment concilier ces deux termes de l’existence des femmes ?