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dans ce moment si court. Nous nous comprenions si bien, qu’en ce moment je lui tendis ma main à baiser. Peut-être était-ce lui dire que l’amour pouvait combler l’espace qui nous sépare. Eh ! bien, je ne sais ce qui m’a fait mouvoir : Griffith a tourné le dos, je lui ai tendu fièrement ma patte blanche, et j’ai senti le feu de ses lèvres tempéré par deux grosses larmes. Ah ! mon ange, je suis restée sans force dans mon fauteuil, pensive, j’étais heureuse, et il m’est impossible d’expliquer comment ni pourquoi. Ce que j’ai senti, c’est la poésie. Mon abaissement, dont j’ai honte à cette heure, me semblait une grandeur : il m’avait fascinée, voilà mon excuse.


Vendredi.

Cet homme est vraiment très beau. Ses paroles sont élégantes, son esprit est d’une supériorité remarquable. Ma chère, il est fort et logique comme Bossuet en m’expliquant le mécanisme non-seulement de la langue espagnole, mais encore de la pensée humaine et de toutes les langues. Le français semble être sa langue maternelle. Comme je lui en témoignais mon étonnement, il me répondit qu’il était venu en France très jeune avec le roi d’Espagne, à Valençay. Que s’est-il passé dans cette âme ? il n’est plus le même : il est venu vêtu simplement, mais absolument comme un grand seigneur sorti le matin à pied. Son esprit a brillé comme un phare durant cette leçon : il a déployé toute son éloquence. Comme un homme lassé qui retrouve ses forces, il m’a révélé toute une âme soigneusement cachée. Il m’a raconté l’histoire d’un pauvre diable de valet qui s’était fait tuer pour un seul regard d’une reine d’Espagne. — Il ne pouvait que mourir ! lui ai-je dit. Cette réponse lui a mis la joie au cœur, et son regard m’a véritablement épouvantée.

Le soir, je suis allée au bal chez la duchesse de Lenoncourt, le prince de Talleyrand s’y trouvait. Je lui ai fait demander, par monsieur de Vandenesse, un charmant jeune homme, s’il y avait parmi ses hôtes en 1809, à sa terre, un Hénarez. — Hénarez est le nom maure de la famille de Soria, qui sont, disent-ils, des Abencerrages convertis au christianisme. Le vieux duc et ses deux fils accompagnèrent le roi. L’aîné, le duc de Soria d’aujourd’hui, vient d’être dépouillé de tous ses biens, honneurs et grandesses par