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pris à sourire, mais d’un sourire empreint d’une grave tristesse : — Vous êtes au moins aussi spirituelle que votre grand’mère, m’a-t-il dit. — Allons, mon père, ne soyez pas courtisan ici, ai-je répondu, vous avez quelque chose à me demander ! Il s’est levé dans une grande agitation, et m’a parlé pendant une demi-heure. Cette conversation, ma chère, mérite d’être conservée. Dès qu’il a été parti, je me suis mise à ma table en tâchant de rendre ses paroles. Voici la première fois que j’ai vu mon père déployant toute sa pensée. Il a commencé par me flatter, il ne s’y est point mal pris ; je devais lui savoir bon gré de m’avoir devinée et appréciée.

— Armande, m’a-t-il dit, vous m’avez étrangement trompé et agréablement surpris. À votre arrivée du couvent, je vous ai prise pour une jeune fille comme toutes les autres filles, sans grande portée, ignorante, de qui l’on pouvait avoir bon marché avec des colifichets, une parure, et qui réfléchissent peu. — Merci, mon père, pour la jeunesse. — Oh ! il n’y a plus de jeunesse, dit-il en laissant échapper un geste d’homme d’État. Vous avez un esprit d’une étendue incroyable, vous jugez toute chose pour ce qu’elle vaut, votre clairvoyance est extrême ; vous êtes très malicieuse : on croit que vous n’avez rien vu là où vous avez déjà les yeux sur la cause des effets que les autres examinent. Vous êtes un ministre en jupon ; il n’y a que vous qui puissiez m’entendre ici ; il n’y a donc que vous-même à employer contre vous si l’on en veut obtenir quelque sacrifice. Aussi vais-je m’expliquer franchement sur les desseins que j’avais formés et dans lesquels je persiste. Pour vous les faire adopter, je dois vous démontrer qu’ils tiennent à des sentiments élevés. Je suis donc obligé d’entrer avec vous dans des considérations politiques du plus haut intérêt pour le royaume, et qui pourraient ennuyer toute autre personne que vous. Après m’avoir entendu, vous réfléchirez long-temps ; je vous donnerai six mois s’il le faut. Vous êtes votre maîtresse absolue ; et si vous vous refusez aux sacrifices que je vous demande, je subirai votre refus sans plus vous tourmenter.

À cet exorde, ma biche, je suis devenue réellement sérieuse, et je lui ai dit : — Parlez, mon père. Or, voici ce que l’homme d’État a prononcé : — Mon enfant, la France est dans une situation précaire qui n’est connue que du roi et de quelques esprits élevés ; mais le roi est une tête sans bras ; puis les grands esprits qui sont dans le secret du danger n’ont aucune autorité sur les