Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/411

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l’un de mes clients, mais j’avais évité déjà plusieurs fois le dangereux honneur de sa connaissance quand je le rencontrais dans le monde. Cependant mon camarade me fit de telles instances pour obtenir de moi d’aller à son déjeuner, que je ne pouvais m’en dispenser sans être taxé de bégueulisme. Il vous serait difficile de concevoir un déjeuner de garçon, madame. C’est une magnificence et une recherche rares, le luxe d’un avare qui par vanité devient fastueux pour un jour. En entrant, on est surpris de l’ordre qui règne sur une table éblouissante d’argent, de cristaux, de linge damassé. La vie est là dans sa fleur : les jeunes gens sont gracieux, ils sourient, parlent bas et ressemblent à de jeunes mariées, autour d’eux tout est vierge. Deux heures après, vous diriez d’un champ de bataille après le combat : partout des verres brisés, des serviettes foulées, chiffonnées ; des mets entamés qui répugnent à voir ; puis, c’est des cris à fendre la tête, des toasts plaisants, un feu d’épigrammes et de mauvaises plaisanteries, des visages empourprés, des yeux enflammés qui ne disent plus rien, des confidences involontaires qui disent tout. Au milieu d’un tapage infernal, les uns cassent des bouteilles, d’autres entonnent des chansons ; l’on se porte des défis, l’on s’embrasse ou l’on se bat ; il s’élève un parfum détestable composé de cent odeurs et des cris composés de cent voix ; personne ne sait plus ce qu’il mange, ce qu’il boit, ni ce qu’il dit ; les uns sont tristes, les autres babillent ; celui-ci est monomane et répète le même mot comme une cloche qu’on a mise en branle ; celui-là veut commander au tumulte ; le plus sage propose une orgie. Si quelque homme de sang-froid entrait, il se croirait à quelque bacchanale. Ce fut au milieu d’un tumulte semblable, que monsieur de Trailles essaya de s’insinuer dans mes bonnes grâces. J’avais à peu près conservé ma raison, j’étais sur mes gardes. Quant à lui, quoiqu’il affectât d’être décemment ivre, il était plein de sang-froid et songeait à ses affaires. En effet, je ne sais comment cela se fit, mais en sortant des salons de Grignon, sur les neuf heures du soir, il m’avait entièrement ensorcelé, je lui avais promis de l’amener le lendemain chez notre papa Gobseck. Les mots : honneur, vertu, comtesse, femme honnête, malheur, s’étaient, grâce à sa langue dorée, placés comme par magie dans ses discours. Lorsque je me réveillai le lendemain matin, et que je voulus me souvenir de ce que j’avais fait la veille, j’eus beaucoup de peine à lier quelques idées. Enfin, il me sembla que la