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pesante ; celle-là dégrade la gloire de l’amour, elle le tue, elle en fait une humiliation qui ternit à jamais la vie. Tu as trente ans et j’en ai quarante. Combien de terreurs cette différence d’âge n’inspire-t-elle pas à une femme aimante ? Tu peux avoir d’abord involontairement, puis sérieusement senti les sacrifices que tu m’as faits, en renonçant à tout au monde pour moi. Tu as pensé peut-être à ta destinée sociale, à ce mariage qui doit augmenter nécessairement ta fortune, te permettre d’avouer ton bonheur, tes enfants, de transmettre tes biens, de reparaître dans le monde et d’y occuper ta place avec honneur. Mais tu auras réprimé ces pensées, heureux de me sacrifier, sans que je le sache, une héritière, une fortune et un bel avenir. Dans ta générosité de jeune homme, tu auras voulu rester fidèle aux serments qui ne nous lient qu’à la face de Dieu. Mes douleurs passées te seront apparues, et j’aurai été protégée par le malheur d’où tu m’as tirée. Devoir ton amour à ta pitié ! cette pensée m’est plus horrible encore que la crainte de te faire manquer ta vie. Ceux qui savent poignarder leurs maîtresses sont bien charitables quand ils les tuent heureuses, innocentes, et dans la gloire de leurs illusions… Oui, la mort est préférable aux deux pensées qui, depuis quelques jours, attristent secrètement mes heures. Hier, quand tu m’as demandé si doucement : Qu’as-tu ? ta voix m’a fait frissonner. J’ai cru que, selon ton habitude, tu lisais dans mon âme, et j’attendais tes confidences, imaginant avoir eu de justes pressentiments en devinant les calculs de ta raison. Je me suis alors souvenue de quelques attentions qui te sont habituelles, mais où j’ai cru apercevoir cette sorte d’affectation par laquelle les hommes trahissent une loyauté pénible à porter. En ce moment, j’ai payé bien cher mon bonheur, j’ai senti que la nature nous vend toujours les trésors de l’amour. En effet, le sort ne nous a-t-il pas séparés ? Tu te seras dit : — Tôt ou tard, je dois quitter la pauvre Claire, pourquoi ne pas m’en séparer à temps ? Cette phrase était écrite au fond de ton regard. Je t’ai quitté pur aller pleurer loin de toi.. Te dérober des larmes ! voilà les premières que le chagrin m’ait fait verser depuis dix ans, et je suis trop fière pour te les montrer ; mais je ne t’ai point accusé. Oui, tu as raison ? je ne dois point avoir l’égoïsme d’assujettir ta vie brillante et longue à la mienne bientôt usée… Mais si je me trompais ?… si j’avais pris une de tes mélancolies d’amour pour une pensée de raison ?… ah ! mon ange, ne me laisse pas dans l’incertitude, punis ta jalouse femme ;