Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

vité. Félix de Vandenesse avait été tour à tour heureux et malheureux, plus souvent malheureux qu’heureux, comme les hommes qui, dès leur début dans le monde, ont rencontré l’amour sous sa plus belle forme. Ces privilégiés deviennent difficiles. Puis, après avoir expérimenté la vie et comparé les caractères, ils arrivent à se contenter d’un à peu près et se réfugient dans une indulgence absolue. On ne les trompe point, car ils ne se détrompent plus ; mais ils mettent de la grâce à leur résignation ; en s’attendant à tout, ils souffrent moins. Cependant Félix pouvait encore passer pour un des plus jolis et des plus agréables hommes de Paris. Il avait été surtout recommandé auprès des femmes par une des plus nobles créatures de ce siècle, morte, disait-on, de douleur et d’amour pour lui ; mais il avait été formé spécialement par la belle lady Dudley. Aux yeux de beaucoup de Parisiennes, Félix, espèce de héros de roman, avait dû plusieurs conquêtes à tout le mal qu’on disait de lui. Madame de Manerville avait clos la carrière de ses aventures. Sans être un don Juan, il remportait du monde amoureux le désenchantement qu’il remportaient du monde politique. Cet idéal de la femme et de la passion, dont, pour son malheur, le type avait éclairé, dominé sa jeunesse, il désespérait de jamais pouvoir le rencontrer.

Vers trente ans, le comte Félix résolut d’en finir avec les ennuis de ses félicités par un mariage. Sur ce point, il était fixé : il voulait une jeune fille élevée dans les données les plus sévères du catholicisme. Il lui suffit d’apprendre comment la comtesse de Granville tenait ses filles pour rechercher la main de l’aînée. Il avait, lui aussi, subi le despotisme d’une mère ; il se souvenait encore assez de sa cruelle jeunesse pour reconnaître, à travers les dissimulations de la pudeur féminine, en quel état le joug aurait mis le cœur d’une jeune fille : si ce cœur était aigri, chagrin, révolté ; s’il était demeuré paisible, aimable, prêt à s’ouvrir aux beaux sentiments. La tyrannie produit deux effets contraires dont les symboles existent dans deux grandes figures de l’esclavage antique : Épictète et Spartacus, la haine et ses sentiments mauvais, la résignation et ses tendresses chrétiennes. Le comte de Vandenesse se reconnut dans Marie-Angélique de Granville. En prenant pour femme une jeune fille naïve, innocente et pure, il avait résolu d’avance, en jeune vieillard qu’il était, de mêler le sentiment paternel au sentiment conjugal. Il se sentait le