Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/219

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doublement ; aller, venir avec lui dans ses courses à travers les espaces, dans le monde de l’ambition ; souffrir de ses chagrins, monter sur les ailes de ses immenses plaisirs, se déployer sur un vaste théâtre, et tout cela pendant que l’on est calme, froide, sereine devant un monde observateur. Oui, ma chère, on doit soutenir souvent tout un océan dans son cœur en se trouvant, comme nous sommes ici, devant le feu, chez soi, sur une causeuse. Quel bonheur, cependant, que d’avoir à toute minute un intérêt énorme qui multiplie les fibres du cœur et les étend, de n’être froide à rien, de trouver sa vie attachée à une promenade où l’on verra dans la foule un œil scintillant qui fait pâlir le soleil, d’être émue par un retard, d’avoir envie de tuer un importun qui vole un de ces rares moments où le bonheur palpite dans les plus petites veines ! Quelle ivresse que de vivre enfin ! Ah ! chère, vivre quand tant de femmes demandent à genoux des émotions qui les fuient ! Songe, mon enfant, que pour ces poèmes il n’est qu’un temps, la jeunesse. Dans quelques années, vient l’hiver, le froid. Ah ! si tu possédais ces vivantes richesses du cœur et que tu fusses menacée de les perdre…

Madame du Tillet effrayée s’était voilé la figure avec ses mains en entendant cette horrible antienne.

— Je n’ai pas eu la pensée de te faire le moindre reproche, ma bien-aimée, dit-elle enfin en voyant le visage de sa sœur baigné de larmes chaudes. Tu viens de jeter dans mon âme, en un moment, plus de brandons que n’en ont éteint mes larmes. Oui, la vie que je mène légitimerait dans mon cœur un amour comme celui que tu viens de me peindre. Laisse-moi croire que si nous nous étions vues plus souvent nous ne serions pas où nous en sommes. Si tu avais su mes souffrances, tu aurais apprécié ton bonheur, tu m’aurais peut-être enhardie à la résistance et je serais heureuse. Ton malheur est un accident auquel un hasard obviera, tandis que mon malheur est de tous les moments. Pour mon mari, je suis le portemanteau de son luxe, l’enseigne de ses ambitions, une de ses vaniteuses satisfactions. Il n’a pour moi ni affection vraie ni confiance. Ferdinand est sec et poli comme ce marbre, dit-elle en frappant le manteau de la cheminée. Il se défie de moi. Tout ce que je demanderais pour moi-même est refusé d’avance ; mais quant à ce qui le flatte et annonce sa fortune, je n’ai pas même à désirer : il décore mes appartements, il dépense des sommes exorbitantes pour ma