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sans armes contre le malheur, comme sans expérience pour apprécier le bonheur. Elles ne tirèrent d’autre consolation que d’elles-mêmes au fond de cette geôle maternelle. Leurs douces confidences, le soir, à voix basse, ou les quelques phrases échangées quand leur mère les quittait pour un moment, contint parfois plus d’idées que les mots n’en pouvaient exprimer. Souvent un regard dérobé à tous les yeux et par lequel elles se communiquaient leurs émotions fut comme un poème d’amère mélancolie. La vue du ciel sans nuages, le parfum des fleurs, le tour du jardin fait bras dessus bras dessous, leur offrirent des plaisirs inouïs. L’achèvement d’un ouvrage de broderie leur causait d’innocentes joies. La société de leur mère, loin de présenter quelques ressources à leur cœur ou de stimuler leur esprit, ne pouvait qu’assombrir leurs idées et contrister leurs sentiments ; car elle se composait de vieilles femmes droites, sèches, sans grâce, dont la conversation roulait sur les différences qui distinguaient les prédicateurs ou les directeurs de conscience, sur leurs petites indispositions et sur les événements religieux les plus imperceptibles pour la Quotidienne ou pour l’Ami de la Religion. Quant aux hommes, ils eussent éteint les flambeaux de l’amour, tant leurs figures étaient froides et tristement résignées ; ils avaient tous cet âge où l’homme est maussade et chagrin, où sa sensibilité ne s’exerce plus qu’à table et ne s’attache qu’aux choses qui concernent le bien-être. L’égoïsme religieux avait desséché ces cœurs voués au devoir et retranchés derrière la pratique. De silencieuses séances de jeu les occupaient presque toute la soirée. Les deux petites, mises comme au ban de ce sanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle, se surprenaient à haïr ces désolants personnages aux yeux creux, aux figures refrognées.

Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d’homme, celle d’un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l’Église catholique et développé par elle. On permit donc aux deux petites filles d’apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfège et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d’exercices. Mais quand l’aînée de ses filles atteignit dix ans, le comte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d’une conjugale obéissance à cette concession nécessaire : il est dans l’esprit