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souvent avec nous-mêmes. Comme on oublie les absents dans cette ville ! Et cependant je n’ai pas encore mis le pied dehors, je ne connais rien ; j’attends que je sois déniaisée, que ma mise et mon air soient en harmonie avec ce monde dont le mouvement m’étonne, quoique je n’en entende le bruit que de loin. Je ne suis encore sortie que dans le jardin. Les Italiens commencent à chanter dans quelques jours. Ma mère y a une loge. Je suis comme folle du désir d’entendre la musique italienne et de voir un opéra français. Je commence à rompre les habitudes du couvent pour prendre celles de la vie du monde. Je t’écris le soir jusqu’au moment où je me couche, qui maintenant est reculé jusqu’à dix heures, l’heure à laquelle ma mère sort quand elle ne va pas à quelque théâtre. Il y a douze théâtres à Paris. Je suis d’une ignorance crasse, et je lis beaucoup, mais je lis indistinctement. Un livre me conduit à un autre. Je trouve les titres de plusieurs ouvrages sur la couverture de celui que j’ai ; mais personne ne peut me guider, en sorte que j’en rencontre de fort ennuyeux. Ce que j’ai lu de la littérature moderne roule sur l’amour, le sujet qui nous occupait tant, puisque toute notre destinée est faite par l’homme et pour l’homme ; mais combien ces auteurs sont au-dessous de deux petites filles nommées la biche blanche et la mignonne, Renée et Louise ! Ah ! chère ange, quels pauvres événements, quelle bizarrerie, et combien l’expression de ce sentiment est mesquine ! Deux livres cependant m’ont étrangement plu, l’un est Corinne et l’autre Adolphe. À propos de ceci, j’ai demandé à mon père si je pourrais voir madame de Staël. Ma mère, mon père et Alphonse se sont mis à rire. Alphonse a dit : — « D’où vient-elle donc ? » Mon père a répondu : — « Nous sommes bien niais, elle vient des Carmélites. » — « Ma fille, madame de Staël est morte, » m’a dit la duchesse avec douceur.

— « Comment une femme peut-elle être trompée ? » ai-je dit à miss Griffith en terminant Adolphe. — « Mais quand elle aime, » m’a dit miss Griffith. Dis donc, Renée, est-ce qu’un homme pourra nous tromper ?… Miss Griffith a fini par entrevoir que je ne suis sotte qu’à demi, que j’ai une éducation inconnue, celle que nous nous sommes donnée l’une à l’autre en raisonnant à perte de vue. Elle a compris que mon ignorance porte seulement sur les choses extérieures. La pauvre créature m’a ouvert son cœur. Cette réponse laconique, mise en balance contre tous les malheurs imaginables, m’a