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même, une monstruosité. La société, ma chère, a voulu être féconde. En substituant des sentiments durables à la fugitive folie de la nature, elle a créé la plus grande chose humaine : la Famille, éternelle base des Sociétés. Elle a sacrifié l’homme aussi bien que la femme à son œuvre ; car, ne nous abusons pas, le père de famille donne son activité, ses forces, toutes ses fortunes à sa femme. N’est-ce pas la femme qui jouit de tous les sacrifices ? le luxe, la richesse, tout n’est-il pas à peu près pour elle ? pour elle la gloire et l’élégance, la douceur et la fleur de la maison. Oh ! mon ange, tu prends encore une fois très mal la vie. Être adorée est un thème de jeune fille bon pour quelques printemps, mais qui ne saurait être celui d’une femme épouse et mère. Peut-être suffit-il à la vanité d’une femme de savoir qu’elle peut se faire adorer. Si tu veux être épouse et mère, reviens à Paris. Laisse-moi te répéter que tu te perdras par le bonheur comme d’autres se perdent par le malheur. Les choses qui ne nous fatiguent point, le silence, le pain, l’air, sont sans reproche parce qu’elles sont sans goût ; tandis que les choses pleines de saveur, en irritant nos désirs, finissent par les lasser. Écoute-moi, mon enfant ! Maintenant, quand même je pourrais être aimée par un homme pour qui je sentirais naître en moi l’amour que tu portes à Gaston, je saurais rester fidèle à mes chers devoirs et à ma douce famille. La maternité, mon ange, est pour le cœur de la femme une de ces choses simples, naturelles, fertiles, inépuisables comme celles qui sont les éléments de la vie. Je me souviens d’avoir un jour, il y a bientôt quatorze ans, embrassé le dévouement comme un naufragé s’attache au mât de son vaisseau par désespoir ; mais aujourd’hui, quand j’évoque par le souvenir toute ma vie devant moi, je choisirais encore ce sentiment comme le principe de ma vie, car il est le plus sûr et le plus fécond de tous. L’exemple de ta vie, assise sur un égoïsme féroce, quoique caché par les poésies du cœur, a fortifié ma résolution. Je ne te dirai plus jamais ces choses, mais je devais te les dire encore une dernière fois en apprenant que ton bonheur résiste à la plus terrible des épreuves.

Ta vie à la campagne, objet de mes méditations, m’a suggéré cette autre observation que je dois te soumettre. Notre vie est composée, pour le corps comme pour le cœur, de certains mouvements réguliers. Tout excès apporté dans ce mécanisme est une cause de plaisir ou de douleur ; or, le plaisir ou la douleur est une fièvre d’âme essentiellement passagère, parce qu’elle n’est pas longtemps