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comprenez comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace ! Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse : le père ?… on le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seul le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous ! On est si sûre que notre vie est partagée, on est si amplement récompensée des peines qu’on se donne et des souffrances qu’on endure, car il y a des souffrances, Dieu te garde d’avoir une crevasse au sein ! Cette plaie qui se rouvre sous des lèvres de rose, qui se guérit si difficilement et qui cause des tortures à rendre folle, si l’on n’avait pas la joie de voir la bouche de l’enfant barbouillée de lait, est une des plus affreuses punitions de la beauté. Ma Louise, songez-y, elle ne se fait que sur une peau délicate et fine.

Mon jeune singe est, en cinq mois, devenu la plus jolie créature que jamais une mère ait baignée de ses larmes joyeuses, lavée, brossée, peignée, pomponnée ; car Dieu sait avec quelle infatigable ardeur on pomponne, on habille, on brosse, on lave, on change, on baise ces petites fleurs ! Donc, mon singe n’est plus un singe, mais un baby, comme dit ma bonne Anglaise, un baby blanc et rose ; et comme il se sent aimé, il ne crie pas trop ; mais, à la vérité, je ne le quitte guère, et m’efforce de le pénétrer de mon âme.

Chère, j’ai maintenant dans le cœur pour Louis un sentiment qui n’est pas l’amour, mais qui doit, chez une femme aimante, compléter l’amour. Je ne sais si cette tendresse, si cette reconnaissance dégagée de tout intérêt ne va pas au delà de l’amour. Par tout ce que tu m’en as dit, chère mignonne, l’amour a quelque chose d’affreusement terrestre, tandis qu’il y a je ne sais quoi de religieux et de divin dans l’affection que porte une mère heureuse à celui de qui procèdent ces longues, ces éternelles joies. La joie d’une mère est une lumière qui jaillit jusque sur l’avenir et le lui éclaire, mais qui se reflète sur le passé pour lui donner le charme des souvenirs.

Le vieux l’Estorade et son fils ont redoublé d’ailleurs de bonté pour moi, je suis comme une nouvelle personne pour eux : leurs paroles, leurs regards me vont à l’âme, car ils me fêtent à nouveau chaque fois qu’ils me voient et me parlent. Le vieux grand-père devient enfant, je crois ; il me regarde avec admiration. La première fois que je suis descendue à déjeuner, et qu’il m’a vue mangeant et donnant à téter à son petit-fils, il a pleuré. Cette larme dans ces deux yeux secs où il ne brille guère que des pensées d’ar-