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pris, c’est trop : on doit mourir tout entier. Je vous ai chérie en vous voyant pour la première fois, comme on chérit une femme que l’on aime toujours, même après son infidélité, moi l’obligé d’Adam qui vous avait choisie et que vous épousiez, moi pauvre, moi le régisseur volontaire, dévoué de votre maison. Dans cet horrible malheur, j’ai trouvé la plus délicieuse vie. Être chez vous un rouage indispensable, me savoir utile à votre luxe, à votre bien-être, fut une source de jouissances ; et si ces jouissances étaient vives dans mon âme quand il s’agissait d’Adam, jugez de ce qu’elles furent alors qu’une femme adorée en était le principe et l’effet ! J’ai connu les plaisirs de la maternité dans l’amour : j’acceptais la vie ainsi. Je m’étais, comme les pauvres des grands chemins, bâti une cabane de cailloux sur la litière de votre beau domaine, sans vous tendre la main. Pauvre et malheureux, aveuglé par le bonheur d’Adam, j’étais le donnant. Ah ! vous étiez entourée d’un amour pur comme celui d’un ange gardien, il veillait quand vous dormiez, il vous caressait du regard quand vous passiez, il était heureux d’être, enfin vous étiez le soleil de la patrie à ce pauvre exilé, qui vous écrit les larmes aux yeux en pensant à ce bonheur des premiers jours. À dix-huit ans, n’étant aimé de personne, j’avais pris pour maîtresse idéale une charmante femme de Varsovie à qui je rapportais mes pensées, mes désirs, la reine de mes jours et de mes nuits ! Cette femme n’en savait rien ; mais pourquoi l’en instruire ?… Moi ! j’aimais mon amour. Jugez, d’après cette aventure de ma jeunesse, combien j’étais heureux de vivre dans la sphère de votre existence, de panser votre cheval, de chercher des pièces d’or toutes neuves pour votre bourse, de veiller aux splendeurs de votre table et de vos soirées, de vous voir éclipsant des fortunes supérieures à la vôtre par mon savoir-faire. Avec quelle ardeur ne me précipitais-je pas dans Paris quand Adam me disait : — Thaddée, elle veut telle chose ! C’est une de ces félicités impossibles à exprimer. Vous avez souhaité des riens, dans un temps donné, qui m’ont obligé à des tours de force, à courir pendant des sept heures en cabriolet ; et quelles délices de marcher pour vous ! À vous voir souriante au milieu de vos fleurs, sans être vu de vous, j’oubliais que personne ne m’aimait… Enfin je n’avais alors que mes dix-huit ans. Par certains jours où mon bonheur me tournait la tête, j’allais, la nuit, baiser l’endroit où, pour moi, vos pieds laissaient des traces lu-