Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 6.djvu/477

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ritation que pourrait provoquer dans leur âme le spectacle de l’inégalité. Non ; ce qui les affecte, ce qui les décourage, ce qui les déchire, ce qui les crucifie, c’est l’incertitude de l’avenir. À quelque profession que nous appartenions, que nous soyons fonctionnaires, rentiers, propriétaires, négociants, médecins, avocats, militaires, magistrats, nous jouissons, sans nous en apercevoir, par conséquent sans en être reconnaissants, des progrès réalisés par la Société, au point de ne plus comprendre, pour ainsi dire, cette torture de l’incertitude. Mais mettons-nous à la place d’un ouvrier, d’un artisan que hante tous les matins, à son réveil, cette pensée :

« Je suis jeune et robuste ; je travaille, et même il me semble que j’ai moins de loisirs, que je répands plus de sueurs que la plupart de mes semblables. Cependant c’est à peine si je puis arriver à pourvoir à mes besoins, à ceux de ma femme et de mes enfants. Mais que deviendrai-je, que deviendront-ils, quand l’âge ou la maladie auront énervé mes bras  ? Il me faudrait un empire sur moi-même, une force, une prudence surhumaines pour épargner sur mon salaire de quoi faire face à ces jours de malheur. Encore, contre la maladie, j’ai la chance de jouer de bonheur ; et puis il y a des sociétés de secours mutuels. Mais la vieillesse n’est pas une éventualité ; elle arrivera fatalement. Tous les jours je sens son approche, elle va m’atteindre ; et alors, après une vie de probité et de labeur, quelle est la perspective que j’ai devant les yeux  ? L’hospice, la prison ou le grabat pour moi ; pour ma femme, la mendicité ; pour ma fille ; pis encore. Oh  ! que n’existe-t-il quelque institution sociale qui me ravisse, même de force, pendant ma jeunesse, de quoi assurer du pain à mes vieux jours  ! »

Il faut bien nous dire que cette pensée, que je viens d’exprimer faiblement, tourmente, au moment où j’écris, et tous les jours, et toutes les nuits, et à toute heure, l’ima-