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nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre. »

Quelle est cette autorité ? L’imposture. Rousseau n’ose pas articuler le mot ; mais, selon son usage invariable en pareil cas, il le place derrière le voile transparent d’une tirade d’éloquence :

« Voilà, dit-il, ce qui força de tous les temps les Pères des nations de recourir à l’intervention du ciel, et d’honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples soumis aux lois de l’État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité publique. Cette raison sublime, qui l’élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les dieux, etc. »

Et pour qu’on ne s’y trompe pas, il laisse à Machiavel, en le citant, le soin d’achever sa pensée : Mai non fu alcuno ordinatore di leggi straordinarie in un popolo che non ricorresse a Dio.

Pourquoi Machiavel conseille-t-il de recourir à Dieu, et Rousseau aux dieux, aux immortels ? Je laisse au lecteur à résoudre la question.

Certes je n’accuse pas les modernes Pères des nations d’en venir à ces indignes supercheries. Cependant il ne faut pas se dissimuler que, lorsqu’on se place à leur point de vue, on comprend qu’ils se laissent facilement entraîner par le désir de réussir. Quand un homme sincère et philanthrope est bien convaincu qu’il possède un secret social, au moyen duquel tous ses semblables jouiraient dans ce monde d’une félicité sans bornes ; quand il voit clairement qu’il ne peut