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vin. Comme il est moelleux, corsé, étoffé, velouté, rubané !…

— Excellent ! délicieux ! Il fera bien l’affaire de M. D… le fabricant de draps.

— De M. D… le fabricant ? Que voulez-vous dire ?

— Qu’il en tirera un bon parti.

— Comment ? qu’est-ce ? Du diable si je vous comprends !

— Ne savez-vous pas que M. D… a fondé une superbe entreprise, fort utile au pays, laquelle, tout balancé, laisse chaque année une perte considérable ?

— Je le plains de tout mon cœur. Mais qu’y puis-je faire ?

— La Chambre a compris que, si cela continuait ainsi, M. D… serait dans l’alternative ou de mieux opérer ou de fermer son usine.

— Mais quel rapport y a-t-il entre les fausses spéculations de M. D… et mon tonneau ?

— La Chambre a pensé que si elle livrait à M. D… un peu de vin pris dans votre cave, quelques hectolitres de blé prélevés chez vos voisins, quelques sous retranchés aux salaires des ouvriers, ses pertes se changeraient en bénéfices.

— La recette est infaillible autant qu’ingénieuse. Mais, morbleu ! elle est terriblement inique. Quoi ! M. D… se couvrira de ses pertes en me prenant mon vin ?

— Non pas précisément le vin, mais le prix. C’est ce qu’on nomme primes d’encouragement. Mais vous voilà tout ébahi ! Ne voyez-vous pas le grand service que vous rendez à la patrie ?

— Vous voulez dire à M. D… ?

— À la patrie. M. D… assure que son industrie prospère, grâce à cet arrangement, et c’est ainsi, dit-il, que le pays s’enrichit. C’est ce qu’il répétait ces jours-ci à la Chambre dont il fait partie.

— C’est une supercherie insigne ! Quoi ! un malotru fera une sotte entreprise, il dissipera ses capitaux ; et s’il m’extorque assez de vin ou de blé pour réparer ses pertes et se ménager même des profits, on verra là un gain général !