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pont en bois, l’autre en pierre, celui-ci en fer, celui-là en fil de fer ; comment, pendant cette lutte, le pont ne se faisait pas ; comment ensuite, grâce aux sages combinaisons de notre budget, on commença plusieurs années de suite les travaux en plein hiver, de manière à ce qu’au printemps il n’en restât plus vestige ; comment, quand le pont fut fait, on s’aperçut qu’on avait oublié la route pour y aboutir ; ici, fureur du maire, confusion du préfet, etc. Enfin, je ferais une histoire de trente ans, trois fois plus intéressante par conséquent que celle de M. Louis Blanc. Mais à quoi bon ? Apprendrais-je rien à personne ?

Ensuite qui m’empêcherait de faire, en un demi-volume, la description du pont d’Énios, de ses culées, de ses piles, de son tablier, de ses garde-fous ? N’aurais-je pas à ma disposition toutes les ressources du style à la mode, surtout la personnification ? Au lieu de dire : On balaye le pont d’Énios tous les matins, je dirais : Le pont d’Énios est un petit maître, un dandy, un fashionable, un lion. Tous les matins son valet de chambre le coiffe, le frise, car il ne veut se montrer aux belles tigresses du Béarn, qu’après s’être assuré, en se mirant dans les eaux du Gave, que sa cravate est bien nouée, ses bottes bien vernies et sa toilette irréprochable. — Qui sait ? On dirait peut-être du narrateur, comme Géronte de Damis : Vraiment il a du goût !

C’est selon ces règles nouvelles que je me propose de raconter, dès que j’aurai fait rencontre d’un éditeur bénévole à qui cela convienne. En attendant, je reprends la manière de ceux qui n’ont à leur disposition que deux ou trois petites colonnes de journal.

Figurez-vous donc Énios, ses vertes prairies, au bord du torrent, et, d’étage en étage, ses vignes, ses champs, ses pâturages, ses forêts et les sommets neigeux de la montagne pour dominer et fermer le tableau.

L’aisance et le contentement régnaient dans la commune.