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Remontrance.


« Monseigneur,


« Les bourgeois et manants de la généralité d’Auch ont entendu parler du projet que vous auriez conçu d’ouvrir, dans toutes les directions, des voies de communications. Ils viennent, les yeux remplis de larmes, vous prier de bien examiner la triste position où vous allez les réduire.

« Y pensez-vous, Monseigneur ? vous voulez mettre la généralité d’Auch en relation avec les pays circonvoisins ! Mais c’est notre ruine certaine que vous méditez. Nous allons être inondés de toutes sortes de denrées. Que voulez-vous que devienne notre travail national devant l’invasion de produits étrangers que vous allez provoquer par l’ouverture de vos routes ? Aujourd’hui, des montagnes et des précipices infranchissables nous protègent. Notre travail s’est développé à l’abri de cette protection. Nous n’exportons guère, mais notre marché au moins nous est réservé et assuré. — Et vous voulez le livrer à l’avide étranger ! Ne nous parlez pas de notre activité, de notre énergie, de notre intelligence, de la fertilité de nos terres. Car, Monseigneur, nous sommes de tous points et à tous égards d’une infériorité désespérante. Remarquez, en effet, que si la nature nous a favorisés d’une terre et d’un climat qui admettent une grande variété de produits, il n’en est aucun pour lequel un des pays voisins ne soit dans des conditions plus favorables. Pouvons-nous lutter pour la culture du blé avec les plaines de la Garonne ? pour celle du vin avec le Bordelais ? pour l’élève du bétail avec les Pyrénées ? pour la production de la laine avec les Landes de Gascogne, où le sol n’a pas de valeur ? Vous voyez bien que si vous ouvrez des communications avec ces diverses contrées, nous aurons à subir un déluge de vin, de blé, de viande et de laines. Ces choses-là sont bien de la richesse ; mais c’est à la condition qu’elles soient le produit du travail national. Si elles étaient le produit du travail étranger, le travail national périrait et la richesse avec lui[1].

« Monseigneur, ne veuillons point être plus sages que nos pères. Loin de créer pour les denrées de nouvelles voies de circulation, ils obstruaient fort judicieusement celles qui existaient. Ils ont eu soin de placer des douaniers autour de nos frontières pour repousser la concurrence du perfide étranger. Quelle inconséquence ne serait-ce pas à nous de favoriser cette concurrence ?

« Ne veuillons pas être plus sages que la nature. Elle a placé des

  1. Soixante-dix ans après, M. de Saint-Cricq a reproduit textuellement ces paroles, afin de justifier l’avantage d’interrompre les communications.