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la tombe. Il y a quelque chose de plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l’ambition même : c’est le fanatisme de l’idée, c’est le sentiment d’une mission. Chez l’ambitieux, l’égoïsme veille et ménage ses ressources ; chez l’homme que domine l’idée, le moi est foudroyé, il n’avertit plus par sa résistance de l’épuisement des forces. Une volonté supérieure s’installe en souveraine dans sa volonté, une sorte de conscience étrangère dans sa conscience : c’est le devoir. Il se dresse sur la dernière marche de sa vie passée, comme l’ange au glaive de feu sur le seuil de l’Éden ; il ferme la porte sur les rêves de bonheur et de paix. Désormais, proscrit, tu n’as plus de chez toi ; tu ne rentreras plus dans l’indépendance intime de ta pensée ; tu ne reviendras plus te délasser dans l’asile de ton cœur ; tu ne t’appartiens pas, tu es la chose de ton idée ; — vivant ou mourant, ta mission te traînera.

Or la mission que Bastiat s’était donnée, ou plutôt que les événements lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines. Bastiat, par le malheur d’une organisation trop riche, était à la fois homme de théories avancées, génie créateur, — et homme d’action extérieure, esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût fallu opter entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad. Smith et R. Cobden tour à tour ; mais à la fois et en même temps, non. Ad. Smith n’a pas essayé de jeter aux masses les vérités nouvelles qu’il creusait lentement dans sa retraite, et R. Cobden n’a fait passer dans l’opinion publique et les faits que des axiomes anciens et acceptés de longue date par la science. Bastiat, lui, a jeté dans le tumulte des discussions publiques les lambeaux de sa doctrine propre, et c’est au milieu de l’action qu’il a eu l’air d’improviser un