Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
LETTRES PROVINCIALES.

dites qu’il est de foi de croire qu’elle est insuffisante en effet ? — Vous en parlez, dit-il, bien à votre aise. Vous êtes libre et particulier ; je suis religieux et en communauté. N’en savez-vous pas peser la différence ? Nous dépendons des supérieurs ; ils dépendent d’ailleurs. Ils ont promis nos suffrages : que voulez-vous que je devienne ? » Nous l’entendîmes à demi-mot, et cela nous fit souvenir de son confrère, qui a relégué à Abbeville pour un sujet semblable.

« Mais, lui dis-je, pourquoi votre communauté s’est-elle engagée admettre cette grâce ? — C’est un autre discours, me dit-il. Tout ce que je vous puis dire, en un mot, est que notre ordre a soutenu autant qu’il a pu la doctrine de saint Thomas touchant la grâce efficace. Combien s’est-il opposé ardemment à la naissance de la doctrine de Molina ? Combien a-t-il travaillé pour l’établissement de la nécessité de la grâce efficace de Jésus-Christ ! Ignorez-vous ce qui se fit sous Clément VIII et Paul V, et que, la mort prévenant l’un, et quelques affaires d’Italie empêchant l’autre de publier sa bulle, nos armes sont demeurées au Vatican ? Mais les jésuites, qui, dès le commencement de l’hérésie de Luther et de Calvin, s’étoient prévalus du peu de lumière qu’a le peuple pour en discerner l’erreur d’avec la vérité de la doctrine de saint Thomas, avoient en peu de temps répandu partout leur doctrine avec tel progrès, qu’on les vit bientôt maîtres de la créance des peuples ; nous en état d’être décriés comme des calvinistes et traités comme les jansénistes le sont aujourd’hui, si nous ne tempérions la vérité de grâce efficace par l’aveu, au moins apparent, d’une suffisante. Dans cette extrémité, que pouvions-nous mieux faire pour sauver la vérité sans perdre notre crédit, sinon d’admettre le nom de grâce suffisante en niant qu’elle soit telle en effet ? Voilà comment la chose est arrivée. »

Il nous dit cela si tristement, qu’il me fit pitié ; mais non pas à mon second, qui lui dit : « Ne vous flattez point d’avoir sauvé la vérité : si elle n’avoit point eu d’autres protecteurs, elle seroit périe en des mains si foibles. Vous avez reçu dans l’Église le nom de son ennemi : c’est avoir reçu l’ennemi même. Les noms sont inséparables des choses. Si le mot de grâce suffisante est une fois affermi, vous aurez beau dire que vous entendez par là une grâce qui est insuffisante, vous n’y serez pas reçus. Votre explication seroit odieuse dans le monde : on y parle plus sincèrement des choses moins importantes ; les jésuites triompheront ; ce sera leur grâce suffisante en effet, et non pas la vôtre, qui ne l’est que de nom, qui passera pour établie ; et on fera un article de foi du contraire de votre créance.

— Nous souffririons tous le martyre, lui dit le père, plutôt que de consentir à l’établissement de la grâce suffisante au sens des jésuites ; saint Thomas, que nous jurons de suivre jusqu’à la mort, y étant directement contraire. » À quoi mon ami, plus sérieux que moi, lui dit : « Allez, mon père, votre ordre a reçu un honneur qu’il ménage mal. Il abandonne cette grâce qui lui avoit été confiée, et qui n’a jamais été abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse qui a été attendue par les patriarches, prédite par les prophètes, apportée