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pend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose au-dessus de sa raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?


3.

Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes : un sujet simple leur paroissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

Toutes ces contrariétés, qui sembloient le plus m’éloigner de la connoissance de la religion, est ce qui m’a le plus tôt conduit à la véritable.

Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité : car la nature est telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme, et une nature corrompue.

Sans ces divines connoissances, qu’ont pu faire les hommes, sinon, ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur foiblesse présente[1] ? Car, ne voyant pas la vérité entière, ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu. Les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir, ou l’orgueil, ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices ; puisqu’ils ne peuvent sinon, ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car, s’ils connoissoient l’excellence de l’homme, ils en ignoroient la corruption ; de sorte qu’ils évitoient bien la paresse, mais ils se perdoient dans la superbe. Et s’ils reconnoissoient l’infirmité de la nature, ils en ignoroient la dignité : de sorte qu’ils pouvoient bien éviter la vanité, mais c’étoit en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens ; des dogmatistes et des académiciens, etc. La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre, par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre, par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes, qu’elle élève jusqu’à la participation de la Divinité même, qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption, qui les rend durapt toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur. Ainsi, donnant à trembler à ceux qu’elle justifie, et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance par cette double capacité qui est commune à tous, et de la grâce et du péché,

  1. Ici le passage suivant barré : « Dans cette impuissance de voir la vérité entière, s’ils connoissoient la dignité de notre condition, ils en ignoroient la corruption ; ou s’ils en connoissoient l’infirmité, ils en ignoroient l’excellence ; et suivant l’une ou l’autre de ces routes, qui leur faisoit voir la nature, ou comme incorrompue, ou comme irréparable, ils se perdoient ou dans la superbe, ou dans le désespoir. »