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sons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir[1] ?

Voilà les principales forces de part et d’autre.

Je laisse les moindres, comme les discours que font les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l’éducation, des mœurs, des pays, et les autres choses semblables, qui, quoiqu’elles entraînent la plus grande partie des hommes communs, qui ne dogmatisent que sur ces vains fondemens, sont renversées par le moindre souffle des pyrrhoniens. On n’a qu’à voir leurs livres, si l’on n’en est pas assez persuadé ; on le deviendra bien vite, et peut-être trop.

Je m’arrête à l’unique fort des dogmatistes, qui est qu’en parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels. Contre quoi les pyrrhoniens opposent en un mot l’incertitude de notre origine, qui enferme celle de notre nature ; à quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure.

Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogmatisme, ou au pyrrhonisme ; car, qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l’essence de la cabale[2] : qui n’est pas contre eux est excellemment pour eux. Ils ne sont pas pour eux-mêmes ; ils sont neutres, indifférens, suspendus à tout, sans s’excepter.

Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera-t-il de tout ? doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? doutera-t-il s’il doute ? doutera-t-il s’il est ? On n’en peut venir là ; et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.

Dira-t-il donc, au contraire, qu’il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise ?

Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers.

Qui démêlera cet embrouillement[3] ? La nature confond les pyrrhoniens

  1. Pascal avait ajouté cet alinéa qu’il a barré : « Et qui doute que, si on rêvoit en compagnie, et que par hasard les songes s’accordassent, ce qui est assez ordinaire, et qu’on veillât en solitude, on ne crût les choses renversées ? Enfin, comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, il se peut aussi bien faire que cette vie n’est elle-même qu’un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle [laquelle vie] nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel ; ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant peut-être que des illusions, pareilles à l’écoulement du temps et aux vaines fantaisies de nos songes. »
  2. Pascal avait écrit d’abord : « Car la neutralité, qui est le parti des sages, est le plus ancien dogme de la cabale pyrrhonienne.  »
  3. Voici ce que Pascal avait écrit d’abord, et qu’il a barré : « Qui démêlera cet embrouillement ? Certainement cela passe dogmatisme et pyrrhonisme, et