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devenue sauvage, abolissant la ville des nations ; l’Allemagne éteignant Paris ; la Germanie levant la hache sur la Gaule ! Vous, les descendants des chevaliers teutoniques, vous feriez la guerre déloyale, vous extermineriez le groupe d’hommes et d’idées dont le monde a besoin, vous anéantiriez la cité organique, vous recommenceriez Attila et Alaric, vous renouvelleriez, après Omar, l’incendie de la bibliothèque humaine, vous raseriez l’Hôtel de Ville comme les huns ont rasé le Capitole, vous bombarderiez Notre-Dame comme les turcs ont bombardé le Parthénon ; vous donneriez au monde ce spectacle : les allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie décapitant la civilisation !

Non, non, non !

Savez-vous ce que serait pour vous cette victoire ? ce serait le déshonneur.

Ah ! certes, personne ne peut songer à vous effrayer, allemands, magnanime armée, courageux peuple ! mais on peut vous renseigner. Ce n’est pas, à coup sûr, l’opprobre que vous cherchez ; eh bien, c’est l’opprobre que vous trouveriez ; et moi, européen, c’est-à-dire ami de Paris, moi, parisien, c’est-à-dire ami des peuples, je vous avertis du péril où vous êtes, mes frères d’Allemagne, parce que je vous admire et que je vous honore, et parce que je sais bien que, si quelque chose peut vous faire reculer, ce n’est pas la peur, c’est la honte.

Ah ! nobles soldats, quel retour dans vos foyers ! Vous seriez des vainqueurs la tête basse ; et qu’est-ce que vos femmes vous diraient ?

La mort de Paris, quel deuil !

L’assassinat de Paris, quel crime !

Le monde aurait le deuil, vous auriez le crime.

N’acceptez pas cette responsabilité formidable. Arrêtez-vous.

Et puis, un dernier mot. Paris poussé à bout, Paris soutenu par toute la France soulevée, peut vaincre et vaincrait ; et vous auriez tenté en pure perte cette voie de fait qui déjà indigne le monde. Dans tous les cas, effacez de ces lignes écrites en hâte les mots destruction, abolition, mort. Non, on ne détruit pas Paris. Parvînt-on, ce qui est malaisé, à le démolir matériellement, on le grandirait moralement. En ruinant Paris, vous le sanctifieriez. La dispersion des pierres ferait la dispersion des idées. Jetez Paris aux quatre vents, vous n’arriverez qu’à faire de chaque grain de cette cendre la semence de l’avenir. Ce sépulcre criera Liberté, Égalité, Fraternité ! Paris est ville, mais Paris est âme. Brûlez nos édifices, ce ne sont que nos ossements ; leur fumée prendra forme, deviendra énorme et vivante, et montera jusqu’au ciel, et l’on verra à jamais, sur l’horizon des peuples, au-dessus de nous, au-dessus de vous, au-dessus de tout et de tous, attestant notre gloire, attestant votre honte, ce grand spectre fait d’ombre et de lumière, Paris.