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VI
ÉMILE NELLIGAN

tendresse s’alliait chez lui à une réserve un peu froide qui l’empêchait de se livrer entièrement, même à ses plus intimes. Deux ou trois sonnets à sa mère montrent qu’il avait gardé toute la fraîcheur du sentiment filial ; et cette mère le méritait bien, car il trouvait en elle, avec d’inaltérables pardons pour ses jeunes fredaines, un sens littéraire délicat et sûr, capable de vibrer à l’unisson du sien. De même, il a souvent chanté ses jeunes sœurs en des strophes affectueuses et charmantes. À ses camarades en poésie, aux amis que lui faisait la recherche commune de l’Art, il montrait assez son attachement par de fréquentes et souvent interminables visites. C’était dans leur cénacle qu’il faisait lecture de ses nouvelles inspirations ; et il fallait voir avec quel feu obstiné il se défendait contre l’assaut critique que ne manquait pas d’exciter chacune de ses pièces ! Jamais pourtant il ne leur tint rancune de leur sévérité, et souvent il ratura en secret le mot qu’il avait soutenu devant eux avec la dernière énergie. Il se vengeait en leur dédiant, sous des titres sonores, les diverses parties de ce livre qui fut son rêve, et qui, hélas ! ne fut que cela…

Comme désintéressement, comme dédain profond de tout ce qui est matériel et pratique, comme amour exclusif de l’art et de l’idée pure, il était simplement sublime. Jamais il ne put s’astreindre, cela va sans dire, à aucun travail suivi. Le collège de Montréal, et plus tard celui des Jésuites, eurent en lui un élève d’une paresse et d’une indiscipline rares. Il dut finalement laisser à mi-chemin des études où Musset et Lamartine avaient beaucoup plus de part que le Gradus ad Parnassum.

Dès lors, gagner sa vie lui parut la dernière occupation d’un être humain. C’était sa conviction ferme que l’artiste a droit à la vie, et que les mortels vulgaires doivent se trouver très honorés de la lui garder. Aussi, toute démarche d’affaires, toute sollicitation intéressée, même la plus discrète, révoltait-elle sa fière nature. S’il eut un désir en ce monde, ce fut bien de voir publier ses vers. Or, plus d’un protecteur l’eût aidé de son influence et de ses ressources : il eût suffi pour cela d’une demande ; jamais il ne consentit à la faire. « S’ils croient, disait-il, que je vais me traîner à leurs pieds ! Mon livre fera son chemin tout seul… »

Ce n’est pas non plus à un éditeur quelconque qu’il eût livré ses