Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/249

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vue de laquelle j’avais compté pour rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier, et que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l’autre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêves avaient été deux êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on compose, elle me passait une balle ; et comme le philosophe idéaliste dont le corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croit pas, le même moi qui m’avait fait la saluer avant que je l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir la balle qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui j’étais venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu rejoindre), me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure où elle s’en allait, mille propos, aimables et insignifiants et m’empêchait ainsi, ou de garder le