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boratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait d’opérer la transmutation tout autour d’elle, on pouvait s’éveiller le lendemain dans la cité de marbre et d’or « rehaussée de jaspe, et pavée d’émeraudes ». Ainsi elle et la Cité des lys n’étaient pas seulement des tableaux fictifs qu’on mettait à volonté devant son imagination, mais existaient à une certaine distance de Paris qu’il fallait absolument franchir si l’on voulait les voir, à une certaine place déterminée de la terre, et à aucune autre, en un mot étaient bien réelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon père en disant : « En somme, vous pourriez rester à Venise du 20 avril au 29 et arriver à Florence dès le matin de Pâques », les fit sortir toutes deux non plus seulement de l’Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire où nous situons non pas un seul voyage à la fois, mais d’autres, simultanés, et sans trop d’émotion puisqu’ils ne sont que possibles — ce Temps qui se refabrique si bien qu’on peut encore le passer dans une ville après qu’on l’a passé dans une autre — et leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certificat d’authenticité des objets auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par l’usage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vécus là ; je sentis que c’était vers la semaine qui commençait le lundi où la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que j’avais couvert d’encre, que se dirigeaient pour s’y absorber au sortir du temps idéal où elles n’existaient pas encore, les deux Cités Reines dont j’allais avoir, par la plus émouvante des géométries, à inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je n’étais encore qu’en chemin vers le dernier degré de l’allégresse ; je l’atteignis enfin (ayant seulement alors la révélation que sur les rues cla-