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n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de s’humilier et de rougir de ses actes.

Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre : Les Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de « marbre » qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme  Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ces mots : « Les