Pégase mis au joug (tr. Nerval)

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 354-356).


PÉGASE MIS AU JOUG


Dans un marché de chevaux (à Hay-Market, je crois), certain poëte affamé mit en vente Pégase, parmi beaucoup d’autres chevaux à vendre.

Le cheval ailé hennissait et se cabrait avec des mouvements majestueux. Tout le monde l’admirant, s’écriait : « Le noble animal ! quel dommage qu’une inutile paire d’ailes dépare sa taille élancée !… Il serait l’ornement du plus bel attelage. La race en est rare, car personne n’est tenté de voyager dans les airs. » Et chacun craignait d’exposer son argent à un pareil achat ; un fermier en eut envie : « Il est vrai, dit-il, que ses ailes ne peuvent servir à rien, mais en les attachant ou en les coupant, ce cheval sera toujours bon pour le tirage. J’y risquerais bien vingt livres. » Le poëte ravi lui frappe dans la main. « Un homme n’a qu’une parole ! » s’écrie-t-il, et maître Jean part gaiement avec son emplette.

Le noble cheval est attelé ; mais à peine sent-il une charge inconnue, qu’il s’élance indigné, et d’une secousse impétueuse jette le chariot dans un fossé : « Oh ! oh ! dit maître Jean, ce cheval est trop vif pour ne mener qu’une charrette. Expérience vaut science ; demain j’ai des voyageurs à conduire, je l’attellerai à la voiture ; il est assez fort pour me faire le service de deux autres chevaux, et sa fougue passera avec l’âge. »

D’abord tout alla bien ; le léger coursier communiquait son ardeur à l’indigne attelage dont il faisait partie, et la voiture volait comme un trait. Mais qu’en arriva-t-il ? Les yeux fixés au ciel, et peu accoutumé à cheminer d’un pas égal, il abandonne bientôt la route tracée, et, n’obéissant plus qu’à sa nature, il se précipite parmi les marais, les champs et les broussailles ; la même fureur s’empare des autres chevaux ; aucun cri, aucun frein ne peut les arrêter, jusqu’à ce que la voiture, après maintes culbutes, aille enfin, au grand effroi des voyageurs, s’arrêter toute brisée au sommet d’un mont escarpé.

« Je ne m’y suis pas bien pris, dit maître Jean un peu pensif, ce moyen-là ne réussira jamais ; il faut réduire cet animal furieux par la faim et par le travail. » Nouvel essai. Trois jours après déjà, le beau Pégase n’est plus qu’une ombre. « Je l’ai trouvé ! s’écrie notre homme ; allons ! qu’il tire la charrue avec le plus fort de mes bœufs. »

Aussitôt fait que dit ; la charrue offre aux yeux l’attelage risible d’un bœuf et d’un cheval ailé. Indigné, ce dernier fait d’impuissants efforts pour reprendre son vol superbe. Mais en vain ; son compagnon n’en va pas plus vite, et le divin coursier est obligé de se conformer à son pas, jusqu’à ce que, épuisé par une longue résistance, la force abandonne ses membres, et que, accablé de fatigue, il tombe et roule à terre.

« Méchant animal, crie maître Jean l’accablant d’injures et de coups, tu n’es pas même bon pour labourer mon champ ! Maudit soit le fripon qui t’a vendu à moi ! » Tandis que le fouet servait de conclusion à sa harangue, un jeune homme vif et de bonne humeur vient à passer sur la route ; une lyre résonne dans ses mains, et parmi ses cheveux blonds éclate une bandelette d’or. « Que veux-tu faire, dit-il, mon ami, d’un attelage aussi singulier ? Que signifie cette union bizarre d’un bœuf avec un oiseau ? Veux-tu me confier un instant ton cheval à l’essai, et tu verras un beau prodige. »

Le cheval est dételé, et le jeune homme saute sur sa croupe en souriant. À peine Pégase reconnaît-il la main du maître, qu’il mord fièrement son frein, prend son essor et lance des éclairs de ses yeux divins. Ce n’est plus un cheval, c’est un dieu qui s’élève au ciel avec majesté, et déployant ses ailes, se perd bientôt parmi les espaces azurés, où les yeux des humains ne peuvent plus le suivre.