Othon l’archer/7
VII
Huit jours après les événements que nous avons racontés dans notre dernier chapitre, et au moment où le prince Adolphe de Clèves allait se lever de table, on annonça qu’un héraut du comte de Ravenstein venait d’entrer dans la cour du château, apportant les défiances de son maître. Le prince se tourna vers sa fille avec une expression dans laquelle se mêlaient d’une manière profonde la tendresse et le reproche. Héléna rougit et baissa les yeux ; puis, après un moment de silence, le prince ordonna que le messager fût introduit.
Le héraut entra ; c’était un noble jeune homme, vêtu aux couleurs du comte et portant ses armes sur la poitrine ; il salua profondément le prince, et, avec une voix à la fois pleine de fermeté et de courtoisie, il accomplit sa mission de guerre.
Le comte de Ravenstein, sans indiquer les motifs de sa déclaration, défiait le prince Adolphe partout où il pourrait le rencontrer, soit seul à seul, soit vingt contre vingt, soit armée contre armée, de jour ou de nuit, sur la montagne ou dans la plaine.
Le prince écouta les défiances du comte, assis et couvert ; puis, lorsqu’elles furent faites, il se leva, prit sur une stalle, où il était jeté, son propre manteau de velours doublé d’hermine, l’ajusta sur les épaules du héraut, détacha une chaîne d’or de son cou, la passa à celui du messager, et recommanda qu’on lui fît faire grande chère, afin qu’il quittât le château en disant que, chez le prince Adolphe de Clèves, un défi de guerre était reçu comme une invitation de fête.
Cependant le prince, sous cette apparente tranquillité, cachait une inquiétude profonde. Il était arrivé à cet âge où l’armure commence à peser aux épaules du guerrier. Il n’avait ni fils ni neveu à qui confier la défense de sa querelle ; des amis seulement, parmi lesquels, au milieu de ces temps de trouble où chacun avait affaire, soit pour son propre compte, soit pour la cause de l’empereur, il ne se dissimulait pas qu’il obtiendrait difficilement, non pas sympathie, mais secours. Il n’en envoya pas moins de tous côtés des lettres qui en appelaient aux alliances et aux amitiés. Puis il s’occupa activement de réparer son château, d’en fortifier les endroits faibles et d’y faire entrer le plus de vivres possible.
De son côté, le comte de Ravenstein avait mis à profit les huit jours d’avance qu’il avait eus sur son adversaire. Aussi, quelques jours après le message reçu, et avant que les alliés du prince de Clèves eussent eu le temps d’arriver à son secours, on entendit tout à coup une voix qui criait : « Aux armes ! » Cette voix était celle d’Othon, qui se trouvait de garde sur les murailles, et qui venait d’apercevoir à l’horizon, et du côté de Nimègue, un nuage de poussière, au milieu duquel brillaient des armes, comme les étincelles dans la fumée.
Le prince, sans penser que l’attaque serait si prompte, se tenait cependant prêt à toute heure. Il fit fermer les portes, baisser les herses, et ordonna à la garnison de monter sur les remparts. Quant à Héléna, elle descendit dans la chapelle de la comtesse Béatrix et se mit à prier.
Cependant, lorsque les troupes au comte de Ravenstein ne furent plus qu’à une demie-lieue du château, le même héraut, qui était déjà venu au nom de son maitre, se détacha de l’armée précédé d’un trompette et s’approcha jusqu’au pied des murailles. Arrivé Là, le trompette sonna trois fois, et le héraut, de la part du comte, défia de nouveau le prince en personne, ou tout champion qui voudrait combattre à sa place, accordant trois jours, pendant lesquels il devait, chaque matin, venir, dans la prairie qui séparait les remparts du fleuve, requérir le combat singulier ; après lequel temps, si son défi n’était pas tenu, il offrirait le combat général ; puis, ce nouveau défi porté, il s’avança jusqu’à la porte et cloua dans le chêne le gant du comte avec son poignard.
Le prince, pour toute réponse, jeta le sien du haut de la muraille. Puis, comme la nuit s’avançait, assiégés et assiégeants firent leurs dispositions, les uns d’attaque et les autres de défense.
Cependant Othon, relevé de son poste et voyant que le danger n’était pas imminent, était descendu des remparts dans le château ; car, en parcourant le quartier réservé aux archers et aux serviteurs du prince, il arrivait parfois qu’il apercevait Héléna dans quelque corridor. Alors la jeune fille, quoiqu’elle ignorât qu’elle eût été vue par le jeune archer le jour où elle ramassait la boucle de cheveux, souriait parfois et rougissait toujours. Puis, sous un prétexte quelconque, elle adressait, mais rarement, la parole à Othon : ces jours-là, c’était fête dans le cœur de l’archer, et, aussitôt qu’elle l’avait quitté, il allait se cacher dans quelque coin retiré et solitaire du château, où il écoutait en souvenir les paroles de la jeune châtelaine, et revoyait, en fermant les yeux, le sourire ou la rougeur qui les avait accompagnées.
Cette fois, ce fut en vain ; il eut beau plonger ses regards à travers toutes les fenêtres, parcourir tous les corridors, il ne la vit ni ne la rencontra. Se doutant alors qu’elle priait dans l’église du château, il y descendit ; l’église était solitaire. Il ne restait plus que la chapelle de la comtesse Béatrix où elle pût être ; mais cette chapelle était la chapelle réservée, et les serviteurs n’y entraient jamais que lorsqu’ils y étaient appelés.
Othon hésita un instant à la suivre dans ce sanctuaire ; mais, pensant que la gravité des circonstances pouvait lui servir d’excuse, il se dirigea enfin du côté où il espérait la trouver, et, soulevant la tapisserie qui pendait devant la porte, il aperçut Héléna agenouillée au pied de l’autel.
Pour la première fois, Othon entrait dans cet oratoire : c’était une retraite obscure et religieuse où le jour ne pénétrait qu’à travers les vitraux coloriés, et où tout disposait l’âme à la prière. Une seule lampe suspendue au-dessus de l’autel brûlait devant un tableau qui représentait toujours cette même tradition d’un chevalier traîné par un cygne ; seulement, ici, la tête du chevalier était entourée d’une auréole brillante, et aux deux colonnes qui encadraient le tableau étaient suspendus, d’un côté, un glaive de croisé dont la poignée et le fourreau étaient d’or, et, de l’autre, un cor d’ivoire incrusté de perles et de rubis ; puis, entre les colonnes et, au-dessus du tableau, comme c’est encore aujourd’hui la coutume en Allemagne, était suspendu un bouclier surmonté d’un casque : c’étaient le même bouclier et le même casque que l’on voyait sur le tableau, et il était facile de les reconnaître ; car, sur la toile comme sur l’acier, on voyait briller le même blason, qui était d’or à une croix de gueules couronnée d’épines sur un mont de sinople. Ce glaive, ce cor, ce casque et ce bouclier étaient donc très-probablement ceux du chevalier au cygne, et ce chevalier, sans aucun doute, était un de ces anciens preux qui avaient pris part aux croisades.
Othon s’approcha doucement de la jeune fille : elle priait à voix basse devant le chevalier, comme elle aurait pu faire devant le Christ ou devant un martyr, et tenait à la main un rosaire à grains d’ébène incrustés de nacre, au bout duquel pendait une petite clochette qui ne rendait plus aucun son, le battant s’en étant détaché par vétusté sans doute et n’ayant point été remplacé.
Au bruit que fit Othon en heurtant une chaise, la jeune fille se retourna, et, loin que sa figure marquât aucun ressentiment d’avoir été suivie ainsi, elle le regarda avec un sourire triste mais doux.
— Vous le voyez, lui dit-elle, chacun de nous fait selon l’esprit que Dieu a mis en lui. Mon père se prépare à combattre, et, moi, je prie. Vous espérez triompher par le sang ; moi, j’espère vaincre par les larmes.
— Et quel saint priez-vous ? répondit Othon cédant à la curiosité que lui inspirait la vue de cette image reproduite ainsi, tantôt sur la pierre et tantôt sur la toile. Est-ce saint Michel ou saint Georges ? Dites-moi son nom, que je puisse prier le même saint que vous.
— Ce n’est ni l’un ni l’autre, répondit la jeune fille ; c’est Rodolphe d’Alost ; et le peintre s’est trompé lorsqu’il lui a mis l’auréole ; c’était la palme qui lui appartenait, car il était martyr et non pas saint.
— Et cependant, reprit Othon, vous le priez comme s’il était assis à la droite de Dieu ; que pouvez-vous espérer de lui ?
— Un miracle comme celui qu’il a fait pour notre aïeule en occasion pareille. Mais, hélas ! le rosaire de la comtesse Béatrix est muet aujourd’hui, et le son de la clochette bénite n’ira pas une seconde fois réveiller Rodolphe en terre sainte.
— Je ne puis vous donner ni crainte ni espoir, répondit Othon, car je ne sais ce que vous voulez dire.
— Ne connaissez-vous point cette tradition de notre famille ? répondit Héléna.
— Je ne connais que ce que j’en vois : ce chevalier, qui traverse le Rhin dans une barque conduite par un cygne, a sans doute délivré la comtesse Béatrix de quelque danger ?
— D’un danger pareil à celui qui nous menace en ce moment, et voilà pourquoi je le prie. Dans un autre temps, je vous raconterai cette histoire, continua Héléna en se levant pour se retirer.
— Et pourquoi pas maintenant ? répondit Othon en faisant un geste respectueux pour arrêter la jeune fille. Le temps et le lieu sont bien choisis pour une légende guerrière et pour une tradition sainte.
— Asseyez-vous donc là, et écoutez, répondit la jeune fille, qui ne demandait pas mieux que de trouver un prétexte pour rester avec Othon.
Othon fit un signe de la tête, indiquant qu’il se rappelait la distance qu’Héléna voulait bien oublier, et resta debout auprès d’elle.
— Vous savez, dit la jeune fille, que Godefroy de Bouillon était l’oncle de la princesse Béatrix de Clèves, notre aïeule.
— Je sais cela, répondit en s’inclinant le jeune homme.
— Mais, ce que vous ignorez, continua Héléna, c’est que le prince Robert de Clèves, qui avait épousé la sœur du héros brabançon, résolut de suivre son beau-frère à la croisade, et, malgré les prières de sa fille Béatrix, prépara tout pour accomplir cette sainte résolution. Godefroy, si pieux qu’il fût, avait d’abord voulu le détourner de ce projet, car, en partant pour la terre sainte, Robert laissait seule et sans appui sa fille unique, âgée de quatorze ans à peine. Mais rien ne put arrêter le vieux soldat, et, à tout ce qu’on put lui dire, il répondit par la devise qu’il avait déjà inscrite sur sa bannière :
« Dieu le veut !
« Godefroy de Bouillon devait prendre, en passant, son beau-frère : le chemin de la croisade était tracé à travers l’Allemagne et la Hongrie, et cela ne l’écartait point de sa route ; d’ailleurs, il voulait dire adieu à sa jeune nièce Béatrix. Il laissa donc son armée, qui se composait de dix mille hommes à cheval et de soixante et dix mille fantassins, sous les ordres de ses frères Eustache et Beaudoin, leur adjoignit pour ce commandement provisoire son ami Rodolphe d’Alost, et descendit le Rhin de Cologne à Clèves.
« Il n’avait pas vu la jeune Béatrix depuis six ans. Pendant cette intervalle, elle était devenue, d’enfant, jeune fille ; on citait partout sa beauté naissante, qui devint si merveilleuse par la suite, qu’aujourd’hui encore, lorsqu’on veut parler dans le pays d’une femme accomplie sous ce rapport, on dit : « Belle comme la princesse Béatrix. »
« Godefroy tenta de nouveaux efforts auprès de son beau-frère pour obtenir de lui qu’il restât près de son enfant. Mais ce fut en vain, le prince avait déjà pris toutes les mesures pour accompagner le futur souverain de Jérusalem. Un écuyer, nommé Gérard, renommé par sa force et son courage, et qui possédait toute la confiance de son maître, fut choisi par lui pour protéger la jeune princesse, et reçut à cet effet tous les droits d’un tuteur et tout le pouvoir d’un mandataire.
« Quant à Godefroy, qui, dans un moment de prescience sans doute, voyait avec peine tous ces arrangements, il donna pour tout don à sa nièce un chapelet que je tenais entre les mains lorsque vous êtes entré tout à l’heure : il avait été rapporté de terre sainte par Pierre l’Ermite lui-même ; il avait touché le saint tombeau de Notre-Seigneur, et avait été béni par le révérend père gardien du saint sépulcre. Pierre l’Ermite l’avait donné à Godefroy de Bouillon comme un talisman sacré auquel étaient attachées des propriétés miraculeuses, et Godefroy assura à la jeune fille que, si quelque danger la menaçait, elle n’avait qu’à prendre ce chapelet, dire avec lui sa prière d’un cœur religieux et fervent, et qu’alors il entendrait, quelque part qu’il fût, le son de la clochette qui y était attachée, fut-il séparé d’elle par des montagnes et par des mers. Béatrix reçut avec reconnaissance le précieux rosaire dont son père, son oncle et elle connaissaient seuls la vertu, et demanda au prince la permission de fonder une chapelle qui renfermerait dignement dans son écrin de marbre un aussi riche joyau. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette demande lui fut accordée.
« Les croisés partirent. Une inscription que vous verrez à la porte du château, et que l’on dit gravée par la main de Godefroy lui-même, indique que ce fut le 3 septembre de l’année 1096. Ils traversèrent paisiblement et sans opposition l’Allemagne et la Hongrie, atteignirent les frontières de l’empire grec, et, après avoir séjourné quelque temps à Constantinople, entrèrent en Bithynie. Ils se rendaient à Nicée, et il n’y avait pas à se tromper de route, car la route leur était indiquée par les ossements de deux armées qui avaient précédé la leur, l’une conduite par Pierre l’Ermite, et l’autre par Gaultier Sans-Argent.
« Ils arrivèrent devant Nicée. Vous connaissez les détails de ce siège. Au troisième assaut, le prince Robert de Clèves fut tué. Cette nouvelle mit six mois à traverser l’espace et à venir habiller de deuil la jeune princesse Béatrix.
« L’armée continua sa route marchant vers le midi, au milieu de telles fatigues et de telles souffrances, que, à chaque ville que les croisés apercevaient, ils demandaient si ce n’était point là enfin la cité de Jérusalem où ils allaient ; enfin la chaleur devint si grande, que les chiens des seigneurs expiraient en laisse et que les faucons mouraient sur le poing. En une seule halte, cinq cents personnes trépassèrent, dit-on, par la grande soif qu’elles éprouvaient et ne pouvaient apaiser. Dieu ait leurs âmes !
« Pendant toute cette longue et douloureuse marche, les souvenirs d’Occident revenaient aux malheureux croisés, plus frais et plus chers que jamais. Ils avaient été ranimés chez Godefroy par la mort de son beau-frère, Robert de Clèves. Aussi, peu de jours se passaient-ils sans que le général chrétien parlât à son jeune ami, Robert d’Alost, de sa charmante nièce Béatrix. Sûr qu’elle ne disposerait pas de sa main sans sa permission, il avait l’espoir, si l’entreprise sainte ne l’enchaînait pas en Palestine pour un trop long temps, d’unir Rodolphe à Béatrix, et il avait si souvent et si chaudement parlé d’elle au jeune guerrier, que celui-ci en était devenu amoureux sur le portrait qu’il lui en avait fait, et que si, par hasard, pendant une journée, Godefroy ne parlait pas de Béatrix à Rodolphe, c’était Rodolphe qui en parlait à Godefroy.
On arriva enfin devant Antioche. Après un siége de six mois, la ville fut prise ; mais aux marches sous un soleil ardent, à la soif dans le désert, succéda bientôt un autre fléau non moins terrible : la faim. Il n’y avait pas moyen de rester plus longtemps dans cette ville qu’on avait souhaitée comme un port. Jérusalem était devenue non-seulement un but, mais encore une nécessité. Les croisés sortirent d’Antioche en chantant le psaume : Que le Seigneur se lève et que ses ennemis soient dispersés, et marchèrent sur Jérusalem, qu’ils aperçurent enfin en arrivant sur les hauteurs d’Emmaüs.
Ils étaient quarante mille seulement de neuf cent mille qu’ils étaient partis.
« Le lendemain, le siège commença : trois assauts se succédèrent sans résultat ; le dernier durait depuis trois jours, lorsque, enfin, le vendredi 15 juillet 1099, au jour et à l’heure mêmes où Jésus-Christ fut crucifié, deux hommes atteignirent le haut des remparts. Mais l’un tomba et l’autre resta debout ; celui qui resta debout fut Godefroy de Bouillon, et celui qui tomba, Rodolphe d’Alost, le fiancé de Béatrix. Le rêve doré du vainqueur était évanoui.
« Godefroy de Bouillon fut élu roi sans cependant cesser d’être soldat. Au retour d’une expédition contre le sultan de Damas, l’émir de Césarée vint à lui et lui présenta des fruits de la Palestine. Godefroy prit une pomme de cèdre et la mangea. Quatre jours après, le 18 juillet de l’an 1100, il expirait après onze mois de règne et quatre ans d’absence.
« Il demanda que son tombeau fût élevé près du tombeau de son jeune ami Rodolphe d’Alost, et ses dernières volontés furent exécutées.