Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Pigeon de Passage


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 299-303).

LE PIGEON DE PASSAGE.[1]
(Passenger Pigeon.)


Le Pigeon de passage connu des paysans sous le nom de Tourte, sans être aussi abondant maintenant dans le Bas-Canada, qu’il l’était autrefois, ne laisse pas d’être très répandu pendant la saison des fruits. « La tête est d’un bleu d’ardoise, et cette teinte, parsemée de taches noires et brunes, domine sur le plumage de l’Oiseau ; le cou est orné des plus belles couleurs : le vert, le pourpre, l’écarlate y brillent avec des nuances mobiles magnifiques ; le bec est d’un blanc pur ; les deux rectrices intermédiaires sont noires et les autres blanches ; le bec et les ongles sont noirs ; l’iris, orangé.

Le Pigeon de passage, se nourrit des fruits de l’érable, de l’orme, du mûrier, du poirier sauvage, du sarrasin, du chêne, du hêtre, de froment et de riz. Il émigre du sud au nord, et de l’est à l’ouest, depuis le golfe du Mexique jusqu’à la Baie d’Hudson, et ces migrations sont réglées, non sur les vicissitudes des saisons, mais sur les moyens de subsistance que lui offrent les contrées où il voyage. On a tué à New-York des Pigeons de passage, et l’on a trouvé dans leur gésier du riz qui n’était pas encore altéré par la digestion. Or, ils n’avaient pu manger ce riz que dans la Caroline ; et comme les aliments les plus difficiles à digérer ne peuvent résister plus de douze heures à l’action du jus gastrique chez ces animaux, on a conclu qu’ils avaient en six heures parcouru quatre cents milles, c’est à-dire vingt-cinq lieues par heure, ou plus d’un mille par minute.

Leur vue n’est pas moins puissante que leur vol ; ils découvrent, du haut des airs, les fruits et les graines qui peuvent les alimenter ; et si, par accident, les arbres qui les nourrissaient l’année précédente n’ont pas fructifié, on les voit passer outre, et poursuivre leur course vers des contrées plus fertiles.

Mais ce qu’il y a de plus surprenant dans l’histoire des Pigeons de passage, c’est le nombre des individus qui composent leurs légions voyageuses. Ceci se voit encore chaque année dans certaines localités du Haut-Canada, tel que le district de Niagara.

Audubon, parcourant le Kentucky dans l’automne de 1813, en vit passer au-dessus de sa tête cent soixante-trois bandes en vingt minutes ; à la fin, dit-il, les bandes se touchèrent, et un immense nuage de Pigeons lui déroba la lumière du soleil ; pendant cette éclipse d’un nouveau genre, la fiente des Pigeons tombait comme une neige épaisse, et leurs ailes produisaient un sifflement monotone qui provoquait le sommeil. Le calcul que fit Audubon pour évaluer la quantité de ces Oiseaux lui donna un résultat effrayant. « Supposons, dit-il, une colonne d’un mille de largeur ; supposons qu’elle effectue son passage en trois lieues : comme sa vitesse est d’un mille par minute, sa longueur sera de cent quatre-vingt milles, composés chacun de mille sept cents soixante verges : si chaque verge quarrée est occupé par deux Pigeons, on trouvera que le nombre de ces Oiseaux est un milliard, cent quinze millions, cent trente-six mille (1,115,136,000). Or chaque individu consommant, dans une journée, une demi-pinte de fruits, la nourriture d’une bande exige huit millions sept cent douze mille (8,712,000) boisseaux de graines par jour.

« Les troupes émigrantes se tiennent bien au-dessus de la portée d’une carabine ; dès qu’un Faucon vient menacer leur arrière-garde, les rangs sont serrés ; une masse compacte se forme, exécute les plus belles évolutions aériennes, se précipite vers la terre avec l’impétuosité d’un torrent ; puis, lorsque ses zigzags multipliés ont lassé la persévérance de l’ennemi, elle rase le sol avec une vitesse inconcevable, et se levant de nouveau comme une colonne majestueuse, elle reprend ses ondulations, imitant dans l’air, mais sur une échelle démesurée, la marche sinueuse d’un serpent.

« Dès que les Pigeons aperçoivent de loin une quantité suffisante de nourriture, sur les arbres ou dans les campagnes, ils se disposent pour une halte ; on les voit voler en tournant pour explorer les environs, et ces mouvements circulaires, dans des plans diversement inclinés, font briller tour à tour les belles couleurs de leur plumage. Dans une position, toute la bande se revêt d’un bleu clair, qui, bientôt après, est remplacé par un pourpre foncé ; bientôt ils se glissent dans les bois et disparaissent sous le feuillage. Ils dépouillent les arbres de leurs fruits, et découvrent adroitement, sous les feuilles desséchées qui jonchent le sol, les fruits et les graines de l’année précédente. Vers midi, les oiseaux vont se reposer et faire la digestion sur les arbres voisins ; mais lorsque le soleil disparaît sous l’horizon, tous s’envolent en même temps, et retournent en masse vers le juchoir commun, situé souvent à plus de cent lieues de leur réfectoire.

« Cette fidélité au juchoir leur est fatale. C’est toujours un bois de haute futaie que les Pigeons choisissent pour lieu de repos ; mais sous ces arbres séculaires, où ils vont arriver au commencement de la nuit, se prépare une horrible scène de destruction. Des populations entières de chasseurs et de fermiers viennent les y attendre longtemps avant le coucher du soleil ; les uns arrivent avec des chariots vides qui seront remplis dans quelques heures, les autres amènent des troupeaux de porcs qui doivent s’engraisser sur place de la chair savoureuse et succulente des Pigeons.

« Chacun fait ses préparatifs ; les fusils sont chargés, les torches allumées ; les réchauds pleins de soufre, dont la vapeur doit étouffer les Pigeons, sont prêts ; enfin, vers neuf heures du soir, un cri général se fait entendre : les voilà ! Ils arrivent en effet, et leur passage agite l’air, comme la brise qui annonce l’ouragan ; leurs innombrables légions s’abattent sur les arbres, et alors commence une scène de carnage et de confusion difficile à décrire ; les cris des assaillants, les coups de fusil multipliés, le fracas des hautes branches brisées par le poids des malheureux oiseaux qui s’y précipitent et écrasent leurs compagnons perchés sur les branches inférieures ; tout dans cet effroyable tumulte, inspire un sentiment de peine autant que de surprise au naturaliste qui ne consent à détruire que pour observer.

« Pendant ce massacre, les Pigeons arrivent par millions ; c’est à minuit seulement que les dernières bandes entrent dans la forêt ; mais le carnage dure jusqu’au jour. Dès que les rayons du soleil ont frappé la cime des arbres, les Pigeons quittent le juchoir et vont aux vivres, sans que leur nombre paraisse sensiblement diminué. En ce moment, la scène change : au vacarme de la nuit, succèdent les hurlements des Renards, des Lynx, des Cougards, des Loups qui accourent prendre leur part au festin que l’homme leur a préparé, et l’on voit arriver des Aigles, des Faucons, suivis de Buses et de Corbeaux, qui viennent aussi chercher leur vie dans cette immense destruction. »

Voilà bien encore un de ces tableaux animés qu’Audubon sait tracer de main de maître : cette description, qui convient sans doute aux habitudes du Pigeon de passage, dans les solitudes du Kentucky, nous paraît surchargée à nous habitants du Canada, où on ne les voit jamais dans une telle abondance. En juillet et en août, lorsque la foudre a grondé dans les montagnes, les Tourtes sortent sur la lisière des bois et se perchent par petites troupes sur les arbres vers le point du jour. C’est le moment où les chasseurs les tirent au fusil, ou les prennent à la rêt avec de la drogue[2] et du froment. Le Pigeon de passage élève plusieurs familles pendant l’été ; les œufs sont au nombre de deux ; les petits sont généralement mâle et femelle ; l’incubation dure quinze jours et les jeunes laissent le nid huit jours après qu’ils sont éclos. Le nid est construit quelquefois à terre, quelquefois dans des arbrisseaux et se compose de petites branches sèches, si négligemment liées ensemble qu’on voit quelquefois les jeunes à travers. Ils ont à peu près le même roucoulement que les Pigeons domestiques ; les mâles et les femelles sont bizarrement distribués dans les bandes ; dans les unes on ne voit que des femelles, tandis que d’autres se composent presqu’exclusivement de mâles ou de jeunes oiseaux. Le Pigeon de passage a seize pouces et un quart de long et une envergure de vingt-cinq pouces.


  1. No. 418. — Ectopistes migratoria. — Baird.
    Ectopistes migratoria.Audubon.
  2. De l’Asa fœtida. Les Tourtes prises avec cette drogue se corrompent fort vite. La loi devrait en interdire l’usage pour l’objet en question.