Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (3p. 179-194).


CHAPITRE LV.


Quelques jours après, M. Bingley revint leur faire visite ; il était seul, son ami l’avait quitté la veille pour aller à Londres, où il devait rester une dizaine de jours. Il demeura avec eux plus d’une heure, et fut d’une gaîté remarquable. Mme  Bennet voulut le retenir à dîner ; mais, avec regret, il avoua qu’il était engagé.

« J’espère qu’une autre fois nous serons plus heureux », lui dit-elle.

Il se trouverait toujours fort honoré, etc., etc., et choisirait une occasion prochaine, puisqu’elle le voulait bien permettre, de venir leur rendre ses devoirs.

» — Pouvez-vous venir demain ?

» — Oui ! » Il n’avait aucun engagement pour le lendemain, et cette invitation fut acceptée avec joie.

Il vint, et de si bonne heure, que toutes ces dames étaient encore à leur toilette. Mme  Bennet aussitôt de courir en robe de chambre, et les cheveux à moitié épars à l’appartement de sa fille, s’écriant d’un air empressé :

« Ma chère Hélen, hâtez-vous de descendre, il est venu ! M. Bingley est venu, je ne vous trompe pas… allons ! allons ! Dépêchez-vous, Sara, venez sur-le-champ ; passez la robe de miss Bennet, peu importe la coiffure de Mlle  Lizzy.

» — Nous descendrons aussitôt que possible, répondit Hélen, mais je crois bien que Kitty est prête, car elle s’est mise à sa toilette long-temps avant nous.

» — Peste soit de Kitty ! ce n’est pas elle dont on a besoin. Ciel, que vous êtes lente ! Où est donc votre ceinture, mon enfant ? »

Mais lorsque la mère fut partie, on ne put engager Hélen à descendre sans une de ses sœurs.

Dans le courant de la soirée cependant, leur désir de se trouver seuls ensemble, se laissait assez apercevoir. Après le thé, M. Bennet, selon sa coutume, se retira dans son cabinet et Mary à son piano ; pour Mme  Bennet, c’étaient deux importuns de moins. Aussi fort impatiente, elle regardait Élisabeth et Catherine d’une manière très-expressive, mais le tout inutilement. Élisabeth ne la voulait pas comprendre, et lorsqu’enfin Kitty l’aperçut, elle dit fort innocemment : « Que me voulez-vous, maman ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ; que dois-je faire ? »

» — Rien, ma fille, je ne vous regardais pas. » Elle fut alors tranquille pendant quelques instans, mais bientôt, ne pouvant se résoudre à perdre une occasion aussi précieuse, elle se lève, et s’adressant à Kitty :

« Venez ici, mon enfant, j’ai quelque chose à vous dire ».

Hélen jeta un regard suppliant sur Élisabeth, qui exprimait assez son embarras ; quelques secondes après Mme  Bennet, ouvrant à moitié la porte, s’écria :

« Lizzy, j’ai besoin de vous ici. »

Élisabeth se vit forcée de quitter le salon.

« Nous ferons aussi bien de les laisser seuls. »

Élisabeth n’essaya point de raisonner avec elle ; mais demeura tranquillement dans le vestibule, tandis que sa mère et Kitty montaient l’escalier ; puis elle revint au salon.

Tous les soins de Mme  Bennet furent ce jour-là vainement prodigués ; Bingley était aimable, mais ne se montra point l’amant déclaré de sa fille. Son aisance, sa gaîté ajoutaient un grand charme à leur cercle de famille, et de plus il supportait l’officieuse civilité de Mme  Bennet, ses ridicules remarques, avec une indulgence extrêmement agréable à sa fille.

À peine eut-il besoin d’une invitation pour rester au souper, et durant ce repas, une partie de chasse pour le lendemain fut formée entre lui et M. Bennet.

Depuis ce jour, Hélen ne parla plus de son indifférence, pas un mot concernant Bingley ne fut dit entre les deux sœurs : mais Élisabeth se coucha avec la douce persuasion que le bonheur de sa sœur serait bientôt assuré, à moins que M. Darcy ne revînt avant le jour marqué pour son retour ; elle était cependant presque convaincue que tout cela s’était fait avec l’approbation de cet ami.

Bingley fut exact à son engagement, et lui et M. Bennet passèrent, ainsi qu’on en était convenu, la matinée ensemble ; ce dernier fut beaucoup plus aimable que son compagnon ne l’avait espéré… Les manières de Bingley, si franches et si naturelles, ne pouvaient mériter son mépris, ou exciter son humeur satirique ; il fut donc plus communicatif et moins froid que l’autre ne l’avait encore vu. Bingley tout naturellement revint dîner avec lui ; et dans la soirée le génie inventif de Mme  Bennet se mit encore à l’ouvrage pour éloigner tout le monde et le laisser seul avec sa fille. Élisabeth qui avait une lettre à écrire se retira dans sa chambre, dès que le thé fut pris, car les autres étant tous occupés au jeu, on ne pouvait avoir besoin d’elle pour prévenir les projets de sa mère.

Mais à son retour au salon, elle vit avec surprise, qu’il y avait tout lieu de craindre que sa mère n’eût été trop habile pour elle. En ouvrant la porte elle aperçut sa sœur et Bingley qui tous deux debout près la cheminée semblaient causer fort sérieusement ensemble ; et lors même que ceci n’eût fait naître aucun soupçon, leur rougeur, leur air confus comme ils s’éloignaient à la hâte l’un de l’autre, en auraient dit assez ; leur position était embarrassante sans doute, mais la sienne l’était bien plus encore. Pas un mot ne fut prononcé, et Élisabeth allait se retirer de nouveau lorsque Bingley, qui à l’exemple de son amie s’était assis, se leva soudain, et lui ayant dit quelques mots à demi-voix sortit précipitamment.

Hélen ne pouvait avoir aucun secret pour Élisabeth, lorsqu’elle avait quelque chose d’agréable à lui confier, aussi se jetant à l’instant dans ses bras, elle lui avoua avec la plus vive émotion qu’elle était la plus heureuse des femmes.

« Mon bonheur est trop grand ! ajouta-t-elle, j’ose à peine y croire ; qu’ai-je fait pour le mériter ? Oh ! que n’êtes-vous toutes aussi heureuses que moi. »

Les félicitations d’Élisabeth furent exprimées avec une chaleur, une sincérité, une joie, que les mots ne sauraient rendre que faiblement ; chaque douce expression ajoutait encore au bonheur d’Hélen ; mais elle ne voulut point demeurer avec sa sœur, ni lui dire alors tout ce qu’elle avait à lui communiquer.

« Il faut que j’aille sur-le-champ trouver maman, s’écria-t-elle, je ne voudrais pas pour tout au monde me jouer un instant de sa tendre sollicitude, ou permettre qu’elle l’apprît par une autre que moi ; il est maintenant chez mon père. Oh ! Lizzy ! quel délice de penser à la joie que cette nouvelle va causer à toute ma bonne famille ! »

Alors elle se hâta d’aller joindre sa mère, qui avait à dessein rompu la partie et s’était retirée avec Kitty dans son cabinet.

Élisabeth étant demeurée seule, put se livrer à son aise aux plus douces réflexions, et sourit en songeant à la facilité avec laquelle s’était enfin terminée une affaire, qui naguère leur avait causé tant de regrets et d’inquiétude.

« Et voilà à quoi aboutit, après tout, la prudente circonspection de son amie, la fausseté, les artifices de ses sœurs ! » s’écria-t-elle.

Bientôt elle fut jointe par Bingley, dont la conférence avec M. Bennet avait été courte mais importante.

« Où est votre sœur ? dit-il en entrant.

» — Avec maman ; mais je crois bien qu’elle ne tardera pas à descendre. »

Il ferma alors la porte, et s’avançant vers elle, de l’air le plus aimable, lui demanda son amitié et ses félicitations. Élisabeth l’assura de grand cœur qu’elle partageait vivement sa joie, et trouverait un vrai plaisir à le nommer son frère ; ils se donnèrent la main avec la plus douce cordialité ; et jusqu’au moment où sa sœur les vint joindre, ce fut à elle qu’il vanta sa félicité, les divines perfections d’Hélen ; et, tout amant qu’il était, ses espérances de bonheur cependant ne parurent pas déraisonnables à Élisabeth, parce qu’elles avaient pour base le caractère angélique d’Hélen, son esprit si juste et si aimable, et cette grande similitude de goûts et de sentimens qui existaient entre elle et lui.

Cet événement répandit la joie dans toute la famille, et cette soirée put être comptée parmi ces momens heureux dont on jouit encore long-temps après qu’ils sont passés. Une douce satisfaction peinte dans tous les traits de miss Bennet la rendait plus belle que jamais ; Kitty souriait, parlait bas à sa mère, et espérait sans doute que son tour viendrait bientôt.

Mme  Bennet ne pouvait exprimer à son gré, sa satisfaction, bien que pendant plus d’une demi-heure, elle ne parlât à Bingley d’autre chose ; et lorsque M. Bennet les joignit au souper, sa voix, ses manières disaient assez combien il était heureux.

Pas un mot cependant qui pût faire allusion à ce qui causait sa joie, ne fut prononcé en présence de leur convive ; mais dès que celui-ci les eut quittés, se tournant vers sa fille :

« Hélen, lui dit-il, je vous félicite, votre bonheur me paraît assuré. »

Hélen alla sur-le-champ l’embrasser, et le remercier de sa bonté.

« Vous êtes une bien bonne enfant, ajouta-t-il, j’ai un grand plaisir à songer que je vous puis établir si convenablement ; car je ne doute point, que vous ne soyez fort heureux ensemble : vos caractères se ressemblent assez ; vous êtes l’un et l’autre si complaisans que vous ne pourrez jamais vous décider à rien, si faciles que tous vos domestiques vous tromperont, et si généreux que vous dépenserez toujours plus que votre revenu.

» — J’espère que non, dit Hélen, il serait vraiment impardonnable à moi de manquer d’ordre, ou de prudence.

» — Dépenser plus que leur revenu ! mon cher M. Bennet, s’écria sa femme, vous rêvez, je crois ; ne savez-vous pas qu’il a quatre ou cinq mille livres sterling de rente, et peut-être davantage ; alors, s’adressant à sa fille : oh, ma bien-aimée Hélen ! continua-t-elle, je suis si heureuse que je n’en dormirai pas de la nuit. Je savais bien que cela en viendrait là ; je l’ai toujours dit : il était impossible que tant de grâces et de beauté ne vous servissent à rien ; je me rappelle que la première fois que je le vis, l’idée me vint que vous étiez destinés l’un à l’autre, et je ne me suis pas trompée ! Oh ! c’est le plus bel homme qu’on ait jamais vu ! »

Wickham, Lydia furent entièrement oubliés, Hélen était sans comparaison sa fille favorite ; en ce moment aucune des autres ne pouvait mériter son attention. Les sœurs cadettes d’Hélen vinrent à leur tour solliciter des faveurs qu’à une époque future elle serait en droit de leur accorder.

Mary demandait le libre usage de la bibliothèque de Netherfield, et Kitty la priait avec instance de donner au moins trois ou quatre bals tous les hivers.

Bingley depuis ce jour fut un habitué de Longbourn ; il y venait souvent avant déjeûner, et se retirait toujours assez tard le soir, à moins que quelque barbare voisin, qu’on ne pouvait assez maudire, ne l’eût convié à un repas qu’il se croyait obligé d’accepter.

Élisabeth ne trouvait maintenant que peu d’instans pour causer avec sa sœur, car lorsque Bingley était présent Hélen ne pouvait s’occuper que de lui, mais aussi elle leur fut d’une grande utilité à tous deux dans ces momens de séparation, qu’on ne saurait toujours éviter ; en l’absence d’Hélen, le désir de parler d’elle rapprochait Bingley d’Élisabeth, et lorsqu’il était parti Hélen la recherchait à son tour, pour le même motif.

« Il m’a rendu si heureuse, dit-elle, un soir à sa sœur, en m’assurant qu’il ignorait absolument, le printemps dernier, que je fusse alors à Londres ! je ne croyais pas que cela pût être possible !

» — Quant à moi, je l’avais toujours présumé, répondit Élisabeth ; mais comment vous a-t-il expliqué son ignorance ?

» — C’était sans doute l’ouvrage de ses sœurs, elles ne se souciaient point certainement de le voir s’attacher à moi. Et le moyen de m’en étonner ? il pouvait faire un choix bien plus avantageux pour lui ; mais enfin lorsqu’elles verront, comme je l’espère, leur frère heureux avec moi, elles s’en consoleront ; et bien que notre liaison ait perdu son plus grand charme, du moins nous serons encore bien ensemble.

» — Oh ! dit Élisabeth, si je vous vois encore la dupe des protestations d’amitié de Mlle  Bingley, je vous en voudrai vraiment.

» — Croiriez-vous, chère Lizzy, que lorsqu’il est parti pour Londres, au mois de novembre dernier, il m’aimait sincèrement, et que la seule persuasion de mon indifférence pour lui, l’a empêché de revenir ?

» — Il s’abusait un peu, il est vrai ; mais enfin cela fait honneur à sa modestie. »

Cela naturellement amena Hélen à faire l’éloge de son ami et du peu de vanité qu’il tirait des qualités aimables dont l’avait doué la nature.

Élisabeth se réjouit en voyant qu’il n’avait point trahi la part que Darcy avait prise dans cette affaire ; car encore qu’Hélen possédât le cœur le plus noble, le plus indulgent, elle savait cependant que c’était une circonstance, qui aurait pu la prévenir contre lui.

« Peut-il exister dans l’univers une femme aussi heureuse que moi ? s’écria Hélen. Oh ! Lizzy, pourquoi suis-je ainsi choisie parmi toutes mes sœurs ? Si au moins je pouvais vous voir jouir d’un bonheur égal ; si seulement, il y avait dans le monde un autre homme comme lui, qui vous aimât comme il m’aime.

» — Quand vous m’en donneriez cent encore meilleur que lui, je ne saurais être aussi heureuse que vous ! si je n’ai votre aimable candeur, votre bonté, comment avoir votre bonheur ? Non, non, laissez-moi courir ma chance, et peut-être, si la fortune me traite en amie, trouverai-je avec le temps un autre M. Colins. »

L’événement qui comblait de joie la famille de Longbourn, ne put être long-temps un secret : Mme  Bennet obtint la permission de le confier à Mme  Philips, et celle-ci se hasarda sans permission à user de la même confiance avec toutes ses bonnes voisines de Meryton.

Aussitôt, il fut décidé que les Bennet étaient les gens les plus heureux du monde, bien que peu de semaines auparavant, lors de la fuite de Lydia, il eût été généralement prouvé, que le malheur semblait les suivre en tout.