Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (3p. 129-148).


CHAPITRE LII.


Élisabeth eut la satisfaction de recevoir, par le retour du courrier, une réponse à sa lettre. Dès qu’on la lui remit, elle courut s’enfoncer dans le petit bois, et, s’étant assise sur un des bancs, se prépara à être heureuse, car la longueur de la lettre lui disait assez qu’elle ne contenait pas un refus.


« De la rue de Grace-Church, ce 6 septembre.

« Je reçois votre lettre à l’instant, ma chère nièce, et je consacre ma matinée à vous répondre, car je vois bien qu’une courte lettre ne saurait contenir tout ce que j’ai à vous communiquer. J’avoue que votre demande me cause une vive surprise, je ne m’attendais pas à en recevoir une semblable de vous ; ne croyez pas cependant qu’elle m’ait déplu, je veux seulement vous laisser savoir que je n’imaginais pas qu’une pareille prière pût venir de votre part : si vous ne voulez pas me comprendre, du moins excusez mon indiscrétion. Votre oncle est aussi étonné que je puis l’être moi-même. Rien au monde, que la ferme persuasion que vous étiez une personne intéressée dans cette affaire, n’aurait pu l’engager à agir comme il l’a fait : mais, si vraiment vous êtes dans l’ignorance, il faut que je m’explique plus clairement. Le jour même de mon retour ici, votre oncle reçut une visite bien inattendue. M. Darcy vint et demeura plusieurs heures avec lui ; tout était terminé avant mon retour : ainsi, ma curiosité ne fut pas aussi vivement excitée que la vôtre semble l’être. Il était venu dire à votre oncle qu’il avait découvert la retraite des deux fugitifs ; qu’il les avait vus l’un et l’autre ; qu’il leur avait parlé, à Wickham plusieurs fois, à Lydia une seule. D’après ce que j’ai pu entrevoir, il quitta Derbyshire seulement un jour après nous, et se rendit à Londres dans le dessein de les chercher. Son motif pour agir ainsi était, à son dire, la conviction du tort qu’il avait eu, en ne faisant pas connaître le caractère de Wickham de manière à ne plus laisser à aucune femme honnête la possibilité même de l’aimer ou de se fier en lui. Il a fort généreusement attribué son silence à un sot orgueil, avouant que jusqu’à ce moment il aurait cru blesser sa propre dignité en rendant le monde confident de sa conduite privée, et en se confiant à son caractère connu pour assurer sa réputation. Il croyait donc, disait-il, qu’il était de son devoir de se montrer dans cette circonstance, et de chercher à porter remède à un mal dont il était en quelque sorte la cause. S’il a un autre motif, je suis persuadée qu’il ne saurait être qu’honorable. Il demeura plusieurs jours en ville avant de pouvoir découvrir les fugitifs, mais il avait quelques indices qui pouvaient diriger ses recherches ; et voilà ce qui nous manquait. Il y a, à ce qu’il paraît, une certaine Mme  Young, qui fut autrefois institutrice de Mlle  Darcy, et qu’on avait renvoyée pour quelques motifs qu’il ne nous a point expliqués ; elle prit alors une belle maison dans la rue d’Édouard, et s’est depuis occupée à louer des appartemens garnis. Cette dame Young était, il le savait, intimement liée avec M. Wickham : il se rendit donc chez elle dès son arrivée, mais cette démarche fut d’abord infructueuse ; il fallut, je présume, acheter son secret, car elle savait évidemment où trouver son ami. Il paraît même que Wickham, lors de leur arrivée à Londres, s’était rendu chez elle avec l’intention d’y demeurer ; mais elle n’avait pu leur donner un appartement. À la fin cependant notre ami obtint cette adresse tant désirée ; il vit Wickham et insista pour voir Lydia. Son but, comme il nous l’a avoué depuis, était d’engager votre sœur à quitter sur-le-champ sa honteuse situation, et à retourner chez ses parens aussitôt qu’on pourrait les décider à la recevoir, offrant de la servir en tout ce qui dépendrait de lui ; mais il trouva Lydia fort peu disposée à écouter ses avis. Elle ne se souciait d’aucun de ses parens ; elle n’avait nul besoin de ses services, et ne voulait point surtout se séparer de Wickham ; elle était sûre qu’ils se marieraient un jour ou l’autre. Peu lui importait que cela se fît maintenant ou plus tard, puisque telle était sa confiance : il pensa qu’il ne restait plus d’autre ressource que de conclure promptement leur mariage. Dès sa première entrevue avec Wickham, il apprit facilement qu’il n’avait jamais eu la moindre intention de l’épouser ; des dettes d’honneur très-pressantes l’avaient obligé, il l’avouait, à quitter le régiment, et il ne se faisait aucun scrupule d’attribuer à l’étourderie, à la vanité de Lydia toutes les suites fâcheuses que pouvait entraîner sa fuite. Il comptait donner sur-le-champ sa démission ; il n’avait point encore formé de plan pour sa conduite future : il fallait bien qu’il allât quelque part ; mais où ? voilà ce qu’il ignorait ; et de toute manière il se trouvait sans aucune ressource. M. Darcy lui demanda alors pourquoi il n’avait pas épousé votre sœur, car encore que M. Bennet ne fût pas réputé très-riche, il aurait pu du moins faire quelque chose pour lui ; mais par la réponse de Wickham, M. Darcy vit qu’il chérissait encore l’espoir de faire quelque jour un mariage riche et brillant. Dans des circonstances aussi embarrassantes, il n’était cependant pas à supposer qu’il résistât long-temps à l’offre d’un secours immédiat. Ils se virent plusieurs fois, car il y avait force matière à discussion. M. Wickham, comme de raison, demandait beaucoup plus qu’on ne lui voulait donner, mais à la fin il se vit forcé d’être raisonnable. Tout étant décidé entre eux, M. Darcy voulut alors en instruire votre oncle, et il passa chez nous, pour la première fois, la veille de mon arrivée ; mais M. Gardener n’était pas visible, et M. Darcy apprit aussi que votre père était encore avec lui, et qu’il devait quitter Londres le lendemain matin. Pensant donc que dans une semblable affaire il était plus à propos de consulter votre oncle que votre père, il résolut d’attendre que ce dernier fût parti. Il ne laissa pas son nom, et, jusqu’au lendemain, on sut seulement qu’un Monsieur était passé pour affaires. Il revint ; votre père était parti, et votre oncle était à la maison : ils eurent, comme je vous l’ai déjà dit, une longue conférence ensemble. Ils se rencontrèrent le dimanche, et alors je le vis à mon tour. Tout fut terminé le lundi, et sur-le-champ on envoya un exprès à votre père ; mais notre ami fut (comment dirai-je ?) fort obstiné. Je crois, Lizzy, que l’obstination est son défaut véritable ; on lui en a plusieurs fois trouvé beaucoup d’autres, mais voilà celui vers lequel il a le plus de penchant. Démarches, recherches, dépenses, tout enfin a été fait par lui seul. Quoique je sois persuadée (et je ne le dis pas pour recevoir des remercîmens, ainsi ne m’en faites point) que votre oncle eût avec plaisir terminé lui-même cette affaire, ce point a été long-temps et évidemment discuté entre eux ; c’était plus que ne méritaient ceux qui causaient cette discussion ; mais enfin votre oncle s’est vu forcé de céder, et au lieu d’être vraiment utile à sa nièce, il a été obligé de laisser présumer seulement qu’il l’avait été, ce qui le contrariait fort. Je suis donc persuadée que votre lettre de ce matin lui a causé un plaisir extrême, parce que, en exigeant une explication, elle lui ravit une gloire qui ne lui appartient pas, pour la porter sur celui à qui elle est due. Mais tout ceci ne doit pas aller plus loin que vous ou Hélen tout au plus : vous savez, je pense, à peu près ce qui a été fait pour ces jeunes époux ? Les dettes de Wickham, qui montaient à beaucoup plus que mille livres sterlings, ont été payées, son brevet acheté, et mille livres sterlings ajoutés à la dot de Lydia, et placées sur sa tête. Je vous ai dit plus haut pour quel motif tout ceci devait être fait par lui seul. « S’il avait, disait-il, fait connaître comme il le devait, le caractère de Wickham, celui-ci n’aurait point reçu dans Herfordshire un accueil si favorable. » Ce raisonnement a peut être quelque justesse ; mais je doute fort cependant que son silence, ou le silence de qui que ce soit, doive rendre responsable d’un pareil événemens ; mais en dépit de tous ces beaux discours, vous pouvez être assurée, chère Lizzy, que votre oncle n’eût jamais cédé, s’il n’avait cru que M. Darcy avait plus d’un motif pour en user ainsi. Quand tout fut décidé, il alla rejoindre ses amis qui étaient encore à Pemberley, et promit d’être de retour à Londres pour le jour du mariage, les affaires pécuniaires devant alors se terminer. Je crois maintenant vous avoir tout dit ; c’est un récit qui doit, me dites-vous, vous causer une vive surprise, j’espère du moins qu’il ne vous fera pas de peine. Lydia vint demeurer avec nous, et Wickham eut permission de la venir voir tous les jours. Quant à lui, je l’ai trouvé tel que je l’avais vu dans Herfordshire, mais je ne vous dirais pas combien j’ai été peu satisfaite des procédés de Lydia durant son séjour avec moi, si je n’avais entrevu par la dernière lettre d’Hélen, que sa conduite, à son arrivée chez ses parens, n’a pas été plus raisonnable ; par conséquent, ce que j’ai à ajouter ne saurait vous causer de nouveaux chagrins. Je lui ai parlé plusieurs fois de la manière la plus sérieuse, lui représentant le tourment, les angoisses, que sa coupable conduite avait causés à sa famille, la honte dont elle s’était elle-même couverte. Si elle m’a entendue, c’est vraiment un bonheur ; car je suis sûre que jamais elle ne m’a écoutée. Parfois j’en étais indignée, mais alors me rappelant ma chère Élisabeth, ma bonne Hélen, pour l’amour d’elle je prenais patience. M. Darcy revint au jour marqué, et assista, comme vous l’a dit Lydia, à leur mariage. Il dîna avec nous le jour suivant, et devait quitter Londres le mercredi ou le jeudi. M’en voudrez-vous, chère Lizzy, si je prends cette occasion de vous confier (ce que jamais je n’ai encore osé vous dire), combien il est noble et estimable. Sa conduite à notre égard, a été en tout point aussi aimable que lors de notre rencontre dans Derbyshire ; ses opinions, sa tournure d’esprit, sa conversation sont fort de mon goût, il ne lui manque qu’un peu d’enjouement et de vivacité ; et voilà, s’il se marie convenablement, ce que sa femme lui pourra donner. Je l’ai trouvé d’une prudence extrême ; car à peine a-t-il prononcé deux fois votre nom ; mais la prudence semble être à la mode. Je vous en prie, pardonnez-moi si mes conjectures vous déplaisent, ou du moins pour me punir, ne me défendez pas l’entrée de Pem… Je ne serai satisfaite que lorsque j’aurai fait le tour du parc dans une calèche basse, avec deux petits chevaux. Mais il faut que je vous quitte, voilà plus d’une heure que mes enfans me réclament.

» Toute à vous, bien sincèrement.
» M. Gardener. »


Le contenu de cette lettre fit éprouver à Élisabeth une bien vive émotion, mêlée à la fois de plaisir et de peine ; ses vagues soupçons sur ce que M. Darcy avait pu faire pour faciliter le mariage de Lydia, se trouvaient en tout réalisés ; il l’avait à dessein suivie jusqu’à Londres, il avait pris sur lui le tourment, et l’humiliation, suites naturelles d’une semblable recherche qui le forçaient non seulement à voir, mais à supplier une femme qu’il méprisait si justement ; et chez cette femme, il s’était soumis à rencontrer, à entretenir et finalement à gagner par la persuasion et l’appât de l’or, celui qu’il devait éviter, et dont le nom seul lui était pénible à entendre ; il avait fait tout cela, pour qui ?…

Le cœur d’Élisabeth lui disait bien tout bas qu’il l’avait fait pour elle, mais d’autres réflexions vinrent bientôt détruire cet espoir.

« Aimer encor, se disait elle, une femme qui l’a refusé ! et l’aimer au point de vaincre pour elle un sentiment aussi juste que l’horreur que lui doit inspirer l’idée seule de devenir le beau-frère de Wickham ! oh ! non cela est impossible ».

La fierté, l’estime de soi-même, ne peuvent que le révolter à une semblable pensée. Il avait sans doute rendu à leur famille un service bien important ; plus elle y songeait, plus sa confusion augmentait ; mais la raison alléguée par lui pour en user ainsi, pouvait paraître naturelle ; il sentait évidemment le tort qu’il avait eu ; il était généreux et avait les moyens de l’être et, sans se placer comme son objet principal, elle pouvait peut-être croire qu’un reste d’attachement pour elle l’avait aussi quelque peu engagé à intervenir dans une affaire qui la devait si vivement intéresser ; il était pénible ! extrêmement pénible de penser que ses parens avaient, sans même le savoir, contracté une si grande obligation envers une personne qu’ils ne pourraient jamais obliger à leur tour. Sans lui que serait devenue la malheureuse Lydia ? Son déshonneur était certain. Oh combien ne se reprocha-t-elle pas alors, chaque parole, chaque pensée injuste ou méchante qu’elle s’était autrefois permise contre lui ! Ce retour sur elle-même l’humiliait ; mais aussi elle était fière de lui, fière de ce qu’il avait su sacrifier son ressentiment, ses préventions même, au désir d’être utile ; elle lut et relut plus d’une fois l’éloge fait de lui par Mme  Gardener ; elle le trouvait trop modeste, cependant elle en était flattée ; elle éprouva même un certain plaisir, quoique mêlé de regrets, en voyant combien M. et Mme  Gardener, étaient encore persuadés que cette douce confiance, fruit naturel d’un attachement sincère, existait entre elle et M. Darcy.

Quelqu’un s’approchant de ce côté, vint la tirer de ses réflexions, et avant qu’elle n’eût le temps de passer dans une autre allée, Wickham la joignit.

« J’interromps peut-être mal-à-propos, lui dit-il, votre promenade solitaire, ma chère sœur ?

» — Vous l’interrompez, il est vrai, répondit-elle, en souriant ; mais il n’est pas dit pour cela que ce soit mal-à-propos.

» — J’en serais vraiment désolé : nous avons toujours été bons amis, et maintenant nous devons l’être bien plus encore.

» — Sans doute ; mes sœurs vont-elles sortir ?

» — Je ne sais ; Mme  Bennet et Lydia sont allées en voiture à Meryton. Il est donc vrai, ma chère sœur, comme me l’a assuré notre tante, que vous avez été à Pemberley ? »

Elle répondit affirmativement.

« C’est un plaisir que je vous envie, et cependant il serait pour moi trop mêlé d’épines, sans quoi j’y pourrais passer en me rendant à Newcastle ; et vous avez sans doute vu la bonne vieille femme de charge ? Pauvre Reynolds ! elle m’a toujours beaucoup aimé, mais naturellement elle n’a point prononcé mon nom devant vous ?

» — Si vraiment !

» — Et qu’a-t-elle dit de moi ?

» — Que vous aviez pris la carrière militaire, mais qu’elle craignait fort que vous ne fussiez devenu un peu étourdi ; à une si grande distance, les choses, vous le savez, sont souvent singulièrement rapportées.

» — Certainement », répondit-il en se mordant les lèvres.

Élisabeth espérait l’avoir réduit au silence ; mais bientôt il reprit :

« J’ai été fort surpris de voir M. Darcy à Londres, le mois dernier ; qu’est-ce qui peut l’y attirer maintenant ? Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois.

» — Peut-être se prépare-t-il à conclure son mariage avec Mlle  de Brough, répondit Élisabeth, il n’y a que des affaires bien importantes qui puissent l’y conduire dans cette saison.

» — Sans doute ; l’avez-vous vu, durant votre séjour à Lambton ? je crois en avoir entendu dire quelque chose aux Gardener.

» — Oui ! nous l’avons vu, il nous a présenté sa sœur.

» — Et vous plaît-elle ?

» — Oui, beaucoup !

» — J’ai ouï dire, il est vrai, que depuis deux ans, elle avait infiniment changé en mieux ; lorsque je l’ai vue, la dernière fois, elle ne promettait pas beaucoup ; je suis vraiment aise qu’elle vous ait plu ; j’espère qu’elle donnera de la satisfaction à sa famille.

» — Je le crois, elle a passé l’âge le plus critique.

» — Êtes-vous passée par le village de Kympton ?

» — Je ne m’en souviens pas.

» — Je vous en parle, parce que c’est la cure que je devais avoir. D’ailleurs, c’est un site enchanteur, le presbytère est charmant, cela m’eût convenu sous tous les rapports.

» — Comment ! vous auriez aimé à faire des sermons !

» — Assurément ; je m’en serais occupé comme d’une partie de mes devoirs, et bientôt la peine m’eût paru légère. Enfin il ne faut pas se plaindre, et cependant une vie si douce, si tranquille, si retirée, aurait répondu à toutes mes idées de bonheur ; mais cela ne devait pas être. Avez-vous entendu Darcy parler de cette circonstance, lors de votre séjour dans Kent ?

» — J’ai appris, et d’une personne qui m’a semblé tout aussi instruite que lui sur cette affaire, que cette cure ne vous avait été laissée que conditionnellement, et à la volonté du présent donataire.

» — Mais oui ! c’est à peu près cela ; je vous l’avais dit autrefois, si vous vous rappelez ?

» — J’ai appris aussi qu’il fut un temps écrire des sermons ne vous paraissait pas une occupation aussi agréable qu’elle semble l’être maintenant ; que vous aviez même solennellement déclaré votre résolution de ne point prendre les ordres, et que cette affaire avait été terminée comme vous le désiriez ?

» — Il y a quelque vérité dans tout cela ; vous pouvez vous rappeler ce que je vous dis à ce sujet la première fois que nous en parlâmes ? »

Ils approchaient maintenant de la maison, car Élisabeth désirant se séparer de lui, avait pressé le pas ; mais ne voulant point le fâcher par égard pour Lydia, elle lui répondit avec un sourire de bonté :

« Allons, M. Wickham, nous sommes frère et sœur, vous le savez, ne querellons donc pas sur le passé ; j’espère que dorénavant nous serons toujours d’accord. »

Elle lui tendit la main, qu’il baisa avec une affectueuse galanterie, bien qu’il sût à peine quelle contenance faire, et ils entrèrent dans la maison.