Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (1p. 115-125).


CHAPITRE XIII.


» J’espère, ma chère, dit M. Bennet à sa femme en déjeûnant le lendemain, que vous nous aurez ordonné un bon dîner pour aujourd’hui… J’ai tout lieu de croire que notre cercle de famille sera plus nombreux qu’à l’ordinaire.

» — Que voulez-vous dire, mon ami ? je n’attends personne, à moins que Charlotte Lucas ne vienne en se promenant, et j’espère que mon dîner est toujours bon pour elle ; je ne crois pas qu’elle en voie souvent de pareils chez ses parens.

» — La personne dont je parle est un homme, et un étranger. »

Les yeux de Mme Bennet pétillèrent de joie.

« Un homme ! un étranger ! c’est M. Bingley, je suis sûre. Vraiment Hélen, vous avez été bien discrète… Voyez cette finesse…, n’importe, je serai toujours bien aise de recevoir M. Bingley… ; mais on n’a pu trouver de poisson ce matin, cela est vraiment fâcheux, Lydia, ma bonne, sonnez, je veux parler sur-le-champ à Hills.

» — Ce n’est pas M. Bingley, dit son mari, c’est quelqu’un que je n’ai jamais vu. »

L’étonnement fut général. M. Bennet eut le plaisir d’être vivement questionné par sa femme et ses cinq filles… Après s’être diverti quelque temps de leur curiosité, il s’expliqua ainsi :

« Il y a à peu près un mois que j’ai reçu cette lettre, et à peu près quinze jours que j’y ai répondu, car j’ai pensé que c’était une chose délicate et qui méritait toute mon attention. La lettre est de mon cousin M. Colins, qui aussitôt que je serai mort pourrait vous chasser de cette maison.

» — Oh ! mon cher monsieur Bennet, je ne puis y penser sans frémir : ne me parlez pas de cette homme-là, je l’ai en horreur ; c’est une chose affreuse que votre terre soit substituée au préjudice de vos enfans, et je suis sûre que si j’eusse été à votre place j’aurais tout fait pour l’éviter. »

Hélen et Élisabeth voulurent lui expliquer ce que c’était qu’une substitution ; elles l’avaient essayé plusieurs fois, mais c’était un sujet au-dessus de la portée de Mme Bennet, et elle continua à se plaindre amèrement de la cruauté qu’il y avait à substituer sa terre à un étranger lorsqu’on avait cinq filles à soi.

» — C’est en effet une conduite bien coupable, dit M. Bennet, et rien ne peut laver M. Colins du crime d’hériter de Longbourn ; mais si vous voulez écouter sa lettre, son style vous adoucira peut-être.

» — Non, en vérité, je trouve que c’est fort impertinent et fort hypocrite à lui de vous écrire. Je hais les faux amis, que n’est-il brouillé avec vous, ainsi que son père l’était.

» — Il paraît en effet avoir des scrupules à cet égard, comme vous l’allez voir :


Hunsford près Westerham-Kent,
ce 15 octobre.
« Monsieur,

» La mésintelligence qui existait entre vous et feu mon respectable père m’a toujours donné du chagrin ; et depuis que j’ai eu le malheur de le perdre, j’ai souvent désiré mettre un baume sur cette plaie ; mais j’ai été retenu quelque temps par mes doutes, craignant de manquer au respect dû à sa mémoire en fréquentant une personne avec laquelle il lui avait toujours plu d’être brouillé.

Ma résolution à cet égard est maintenant prise, car, ayant reçu l’ordination à Pâques, j’ai été assez heureux pour obtenir la haute protection de la très-honorable lady Catherine de Brough, veuve de sir Louis de Brough, laquelle, par excès de bonté, a daigné me nommer ministre de la belle paroisse d’Hunsford, où je mets tous mes soins à lui témoigner mon humble reconnaissance et à remplir avec zèle les rites et cérémonies institués par l’Église anglicane. Comme ecclésiastique, je dois, autant qu’il est en moi, procurer à toutes les familles la paix et le bien-être ; c’est pourquoi je regarde comme très-importantes les ouvertures que j’ai dessein de vous faire dans cette vue. L’idée que je dois un jour hériter de la terre de Longbourn ne vous empêchera pas, j’espère, d’accepter de ma main le rameau d’olivier. Je ne puis qu’être affligé en pensant combien je pourrais un jour causer de peine à vos aimables filles ; je vous prie de leur en faire d’avance mes excuses très-soumises et de les assurer que je suis prêt à leur offrir tous les dédommagemens qui sont en mon pouvoir. Mais nous parlerons de cela plus tard. Ainsi, si vous n’avez pas de répugnance à me recevoir, je me propose de présenter mes respects à vos dames, lundi 18 novembre, sur les quatre heures, et j’abuserai probablement de votre hospitalité jusqu’au samedi de la semaine suivante ; ce que je puis faire sans conséquence, car lady Catherine de Brough me permet de m’absenter quelquefois le dimanche, lorsqu’un autre ecclésiastique prend ma place. Je vous prie, monsieur, d’offrir mes hommages respectueux à vos dames et de croire à la parfaite considération de

» votre ami,
» William Colins.

« À quatre heures nous devons donc attendre ce beau pacificateur, dit M. Bennet en fermant la lettre : cela m’a tout l’air d’un jeune homme bien consciencieux et bien poli, et cela doit être assurément une bonne connaissance à faire, surtout si lady Catherine lui permet de revenir souvent nous voir.

» — Il y a du bon dans ce qu’il dit au sujet de nos filles ; et s’il songeait à leur offrir quelque dédommagement, ce ne serait pas moi qui l’en détournerais.

» — Quoiqu’il soit difficile, dit Hélen, de deviner de quelle manière il peut nous dédommager de la perte d’un bien qu’il croit légitimement à nous, le désir qu’il en a est certainement à son avantage. »

Élisabeth était principalement frappée de son extrême déférence pour lady Catherine ; et de sa bonne intention de baptiser, de marier et d’enterrer ses paroissiens lorsqu’il en serait requis.

« Il faut, dit-elle, que ce soit un plaisant original, je me le figure à son style ; quel galimathias ! Que veut-il nous dire avec ses excuses d’être l’héritier de Longbourn ? Nous ne pensons pas qu’il voulût s’en dispenser : s’il le pouvait… Le croyez-vous, mon père, un homme bien sensé ?

» — Non, ma chère, je ne le crois pas ; je m’attends bien à le trouver tout le contraire. Il y a dans sa lettre un mélange de bassesse et de suffisance qui promet beaucoup… : je suis impatient de le connaître !

» — Son style, dit Mary, me paraît assez beau : la branche d’olivier n’est pas une idée neuve, mais il faut convenir qu’elle est heureusement appliquée. »

Ni la lettre ni l’écrivain n’intéressèrent Catherine et Lydia ; il était impossible que leur cousin portât un habit rouge, aussi ne les occupa-t-il guère.

Quant à Mme Bennet, les expressions de M. Colins avaient dissipé sa mauvaise humeur, et elle attendit sa visite avec une tranquillité qui étonna également son mari et ses filles.

M. Colins arriva à l’heure marquée, et fut reçu par toute la famille avec beaucoup de politesses. M. Bennet, il est vrai, parla peu ; mais les dames étaient très-disposées à causer, et M. Colins ne semblait pas avoir besoin d’encouragement ni aucune envie de se taire… Quelques momens après s’être assis, il fit compliment à Mme Bennet sur la beauté de ses filles, disant avoir beaucoup entendu parler d’elles et célébrer leurs charmes ; mais, dans cette occurrence, la vérité lui semblait fort au-dessus de la renommée, et il ajouta qu’il ne doutait nullement qu’elle ne les vît toutes bien mariées.

Cette galanterie ne fut pas également appréciée par tous les auditeurs, mais Mme Bennet, que flattaient tous les complimens, lui répondit d’un air empressé :

« Vous êtes bien bon, monsieur, et je le souhaite de tout mon cœur, sans quoi elles seront bien à plaindre ; des affaires arrangées d’une manière si étrange… !

» — Vous voulez parler peut-être, madame, de la substitution ?

» — Ah ! monsieur, j’y pense continuellement ; il faut avouer que c’est une chose bien triste pour mes pauvres filles. Ce n’est pas que je veuille vous blâmer, je sais fort bien que le hasard seul en est cause. On ne peut jamais deviner à qui les terres appartiendront une fois qu’elles sont substituées.

» — Je sens, madame, tout le tort que cela fait à mes charmantes cousines, et j’aurais beaucoup à dire sur ce sujet ; mais je crains d’aller trop vite et de paraître peu mesuré. Pour le présent, je me contenterai d’assurer ces demoiselles de ma très-humble admiration. Je n’en dis pas davantage… ; mais quand nous nous connaîtrons mieux… »

Il fut interrompu par un domestique qui vint dire que le dîner était servi. Ces demoiselles se regardèrent en souriant ; elles ne furent pas le seul objet de l’admiration de M. Colins : l’antichambre, la salle à manger, les meubles furent examinés et approuvés. Ces louanges auraient été au cœur de Mme Bennet si elle n’avait pas supposé qu’il les regardait comme devant un jour lui appartenir. Le dîner fut aussi loué, et il voulut savoir laquelle de ces charmantes cousines était auteur de mets si délicatement préparés ; mais ici Mme Bennet le redressa vivement en l’assurant, avec un peu d’humeur, qu’elle était bien dans le cas d’avoir un cuisinier, et que ses filles n’avaient que faire à la cuisine… Là-dessus M. Colins se confondit en excuses : elle eut beau l’assurer, de l’air le plus radouci, qu’elle n’était point offensée, il n’en continua pas moins, sur le même ton, plus d’un quart d’heure, lui demandant toujours mille et mille pardons.