ORAISON FUNEBRE
DE TRES-HAUTE
ET
TRES-PUISSANTE PRINCESSE
ANNE DE GONZAGUE
DE CLEVES,
PRINCESSE PALATINE.


Prononcée en préſence de Monſeigneur le Duc, de Madame la Duchesse & de Monſeigneur le duc de Bourdon, dans l’Egliſe des Carmélites du Fauxbourg Saint Jacques, le 9. jour d’Aouſt 1685.



Apprehendi le ab extremis terra, et a longinquis ejus vocavi te : elegi te, et non abjeci te ; ne timeas, quia ego tecum sum.

Je t’ai pris par la main pour te ramener des extrémités de la terre ; je t’ai appelé des lieux les plus éloignés ; je t’ai choisi, et je ne t’ai pas rejeté : ne crains point, parce que je suis avec toi. C’est Dieu même qui parle ainsi.

(Isaiae, XLI, 9-10.)

Monseigneur,

Je voudrais que toutes les âmes éloignées de Dieu, que tous ceux qui se persuadent qu’on ne peut se vaincre soi-même ni soutenir sa constance parmi les combats et les douleurs, tous ceux enfin qui désespèrent de leur conversion ou de leur persévérance, fussent présents à cette assemblée. Ce discours leur ferait connaître qu’une âme fidèle à la grâce, malgré les obstacles les plus invincibles, s’élève à la perfection la plus éminente. La princesse à qui nous rendons les derniers devoirs, en récitant selon sa coutume l’office divin, lisait les paroles d’Isaïe que j’ai rapportées. Qu’il est beau de méditer l’Écriture sainte, et que Dieu y sait bien parler non seulement à toute l’Église, mais encore à chaque fidèle selon ses besoins ! Pendant qu’elle méditait ces paroles (c’est elle-même qui le raconte dans une lettre admirable), Dieu lui imprima dans le cœur que c’était à elle qu’il les adressait. Elle crut entendre une voix douce et paternelle qui lui disait : Je t’ai ramenée des extrémités de la terre, des lieux les plus éloignés, des voies détournées où tu te perdais, abandonnée à ton propre sens, si loin de la céleste patrie et de la véritable voie, qui est Jésus-Christ. Pendant que tu disais en ton cœur rebelle : Je ne puis me captiver, j’ai mis sur toi ma puissante main, et j’ai dit : Tu seras ma servante, je t’ai choisie dès l’éternité, et je n’ai pas rejeté ton âme superbe et dédaigneuse. Vous voyez par quelles paroles Dieu lui fait sentir l’état d’où il l’a tirée ; mais écoutez comme il l’encourage parmi les dures épreuves où il met sa patience : Ne crains point au milieu des maux dont tu te sens accablée, parce que je suis ton Dieu qui te fortifie ; ne te détourne pas de la voie où je t’engage, puisque je suis avec toi ; jamais je ne cesserai de te secourir, et le juste que j’envoie au monde, ce Sauveur miséricordieux, ce pontife compatissant, te tient par la main : Tenebit te dextera justi mei. Voilà, messieurs, le passage entier du saint prophète Isaïe, dont je n’avais récité que les premières paroles. Puis-je mieux vous représenter les conseils de Dieu sur cette princesse que par des paroles dont il s’est servi pour lui expliquer les secrets de ces admirables conseils ? Venez maintenant, pécheurs, quels que vous soyez, en quelques régions écartées que la tempête de vos passions vous ait jetés, fussiez-vous dans ces terres ténébreuses dont il est parlé dans l’Écriture, et dans l’ombre de la mort ; s’il vous reste quelque pitié de votre âme malheureuse, venez voir d’où la main de Dieu a retiré la princesse Anne, venez voir où la main de Dieu l’a élevée. Quand on voit de pareils exemples dans une princesse d’un si haut rang, dans une princesse qui fut nièce d’une impératrice, et unie par ce lien à tant d’empereurs, sœur d’une puissante reine, épouse d’un fils de roi, mère de deux grandes princesses, dont l’une est un ornement dans l’auguste maison de France et l’autre s’est fait admirer dans la puissante maison de Brunswick ; enfin dans une princesse dont le mérite passe la naissance, encore que, sortie d’un père et de tant d’aïeux souverains, elle ait réuni en elle avec le sang de Gonzague et de Clèves celui des Paléologue, celui de Lorraine et celui de France par tant de côtés ; quand Dieu joint à ces avantages une égale réputation, et qu’il choisit une personne d’un si grand éclat pour être l’objet de son éternelle miséricorde, il ne se propose rien moins que d’instruire tout l’univers. Vous donc qu’il assemble en ce saint lieu, et vous principalement, pécheurs, dont il attend la conversion avec une si longue patience, n’endurcissez pas vos cœurs, ne croyez pas qu’il vous soit permis d’apporter seulement à ce discours des oreilles curieuses. Toutes les vaines excuses dont vous couvrez votre impénitence vous vont être ôtées. Ou la princesse Palatine portera la lumière dans vos yeux, ou elle fera tomber, comme un déluge de feu, la vengeance de Dieu sur vos têtes. Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour ; ce sera sur vous un nouveau fardeau, comme parlaient les prophètes : Onus verbi Domini super Israel, et si vous n’en sortez plus chrétiens, vous en sortirez plus coupables. Commençons donc avec confiance l’œuvre de Dieu. Apprenons avant toutes choses à n’être pas éblouis du bonheur qui ne remplit pas le cœur de l’homme, ni des belles qualités qui ne le rendent pas meilleur, ni des vertus dont l’enfer est rempli, qui nourrissent le péché et l’impénitence et qui empêchent l’horreur salutaire que l’âme pécheresse aurait d’elle-même. Entrons encore plus profondément dans les voies de la divine Providence, et ne craignons pas de faire paraître notre princesse dans les états différents où elle a été. Que ceux-là craignent de découvrir les défauts des âmes saintes, qui ne savent pas combien est puissant le bras de Dieu pour faire servir ces défauts non seulement à sa gloire, mais encore à la perfection de ses élus. Pour nous, mes Frères, qui savons à quoi ont servi à saint Pierre ses reniements, à saint Paul les persécutions qu’il a fait souffrir à l’Église, à saint Augustin ses erreurs, à tous les saints pénitents leurs péchés, ne craignons pas de mettre la princesse Palatine dans ce rang, ni de la suivre jusque dans l’incrédulité où elle était enfin tombée. C’est de là que nous la verrons sortir pleine de gloire et de vertu, et nous bénirons avec elle la main qui l’a relevée : heureux si la conduite que Dieu tient sur elle nous fait craindre la justice qui nous abandonne à nous-mêmes, et désirer la miséricorde qui nous en arrache ! C’est ce que demande de vous Très haute et très puissante princesse Anne de Gonzague de Clèves, princesse de Mantoue et de Montferrat, et comtesse Palatine du Rhin.

Jamais plante ne fut cultivée avec plus de soin, ni ne se vit plus tôt couronnée de fleurs et de fruits que la princesse Anne. Dès ses plus tendres années elle perdit sa pieuse mère Catherine de Lorraine. Charles duc de Nevers, et depuis duc de Mantoue, son père, lui en trouva une digne d’elle, et ce fut la vénérable Mère Françoise de La Châtre, d’heureuse et sainte mémoire, abbesse de Faremoutiers, que nous pouvons appeler la restauratrice de la règle de saint Benoît, et la lumière de la vie monastique. Dans la solitude de sainte Fare, autant éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse situation la sépare de tout commerce du monde, dans cette sainte montagne que Dieu avait choisie depuis mille ans, où les épouses de Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours, où les joies de la terre étaient inconnues, où les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds ne paraissaient pas, sous la conduite de la sainte abbesse, qui savait donner le lait aux enfants aussi bien que le pain aux forts, les commencements de la princesse Anne étaient heureux. Les mystères lui furent révélés ; l’Écriture lui devint familière ; on lui avait appris la langue latine, parce que c’était celle de l’Église, et l’office divin faisait ses délices. Elle aimait tout dans la vie religieuse, jusqu’à ses austérités et ses humiliations, et, durant douze ans qu’elle fut dans ce monastère, on lui voyait tant de modestie et tant de sagesse qu’on ne savait à quoi elle était le plus propre, ou à commander ou à obéir. Mais la sage abbesse, qui la crut capable de soutenir sa réforme, la destinait au gouvernement, et déjà on la comptait parmi les princesses qui avaient conduit cette célèbre abbaye quand sa famille, trop empressée à exécuter ce pieux projet, le rompit. Nous sera-t-il permis de le dire ? La princesse Marie, pleine alors de l’esprit du monde, croyait, selon la coutume des grandes maisons, que ses jeunes sœurs devaient être sacrifiées à ses grands desseins. Qui ne sait où son rare mérite et son éclatante beauté, avantage toujours trompeur, lui firent porter ses espérances ? Et d’ailleurs, dans les plus puissantes maisons, les partages ne sont-ils pas regardés comme une espèce de dissipation par où elles se détruisent d’elles-mêmes, tant le néant y est attaché ? La princesse Bénédicte, la plus jeune des trois sœurs, fut la première immolée à ces intérêts de famille. On la fit abbesse, sans que dans un âge si tendre elle sût ce qu’elle faisait, et la marque d’une si grave dignité fut comme un jouet entre ses mains. Un sort semblable était destiné à la princesse Anne. Elle eût pu renoncer à sa liberté si on lui eût permis de la sentir, et il eût fallu la conduire, et non pas la précipiter, dans le bien. C’est ce qui renversa tout à coup les desseins de Faremoutiers. Avenay parut avoir un air plus libre, et la princesse Bénédicte y présentait à sa sœur une retraite agréable. Quelle merveille de la grâce ! Malgré une vocation si peu régulière, la jeune abbesse devint un modèle de vertu. Ses douces conversations rétablirent dans le cœur de la princesse Anne ce que d’importuns empressements en avaient banni. Elle prêtait de nouveau l’oreille à Dieu, qui l’appelait avec tant d’attraits à la vie religieuse, et l’asile qu’elle avait choisi pour défendre sa liberté devint un piège innocent pour la captiver. On remarquait dans les deux princesses la même noblesse dans les sentiments, le même agrément et, si vous me permettez de parler ainsi, les mêmes insinuations dans les entretiens : au dedans les mêmes désirs, au dehors les mêmes grâces, et jamais sœurs ne furent unies par des liens ni si doux ni si puissants. Leur vie eût été heureuse dans leur éternelle union, et la princesse Anne n’aspirait plus qu’au bonheur d’être une humble religieuse d’une sœur dont elle admirait la vertu. En ce temps le duc de Mantoue leur père mourut : les affaires les appelèrent à la Cour ; la princesse Bénédicte, qui avait son partage dans le Ciel, fut jugée propre à concilier les intérêts différents dans la famille. Mais, ô coup funeste pour la princesse Anne ! la pieuse abbesse mourut dans ce beau travail, et dans la fleur de son âge. Je n’ai pas besoin de vous dire combien le cœur tendre de la princesse Anne fut profondément blessé par cette mort. Mais ce ne fut pas là sa plus grande plaie. Maîtresse de ses désirs, elle vit le monde, elle en fut vue : bientôt elle sentit qu’elle plaisait, et vous savez le poison subtil qui entre dans un jeune cœur avec ces pensées. Ces beaux desseins furent oubliés. Pendant que tant de naissance, tant de biens, tant de grâces qui l’accompagnaient, lui attiraient les regards de toute l’Europe, le prince Edouard de Bavière, fils de l’électeur Frédéric V, comte Palatin du Rhin, et roi de Bohême, jeune prince qui s’était réfugié en France durant les malheurs de sa maison, la mérita. Elle préféra aux richesses les vertus de ce prince, et cette noble alliance où de tous côtés on ne trouvait que des rois. La princesse Anne l’invite à se faire instruire ; il connut bientôt les erreurs où les derniers de ses pères, déserteurs de l’ancienne foi, l’avaient engagé. Heureux présages pour la maison Palatine ! Sa conversion fut suivie de celle de la princesse Louise, sa sœur, dont les vertus font éclater par toute l’Église la gloire du saint monastère de Maubuisson, et ces bienheureuses prémices ont attiré une telle bénédiction sur la maison Palatine que nous la voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage de la princesse Anne fut un heureux commencement d’un si grand ouvrage. Mais, hélas ! tout ce qu’elle aimait devait être de peu de durée. Le prince son époux lui fut ravi, et lui laissa trois princesses, dont les deux qui restent pleurent encore la meilleure mère qui fut jamais et ne trouvent de consolation que dans le souvenir de ses vertus. Ce n’est pas encore le temps de vous en parler. La princesse Palatine est dans l’état le plus dangereux de sa vie. Que le monde voit peu de ces veuves dont parle saint Paul, qui, vraiment veuves et désolées, s’ensevelissent, pour ainsi dire, elles-mêmes dans le tombeau de leur époux, y enterrent tout amour humain avec ces cendres chéries et, délaissées sur la terre, mettent leur espérance en Dieu et passent les nuits et les jours dans la prière ! Voilà l’état d’une veuve chrétienne, selon les préceptes de saint Paul : état oublié parmi nous, où la viduité est regardée, non plus comme un état de désolation, car ces mots ne sont plus connus, mais comme un état désirable où, affranchi de tout joug, on n’a plus à contenter que soi-même, sans songer à cette terrible sentence de saint Paul : La veuve qui passe sa vie dans les plaisirs (remarquez qu’il ne dit pas : la veuve qui passe sa vie dans les crimes, il dit : la veuve qui la passe dans les plaisirs), elle est morte toute vive, parce qu’oubliant le deuil éternel et le caractère de désolation qui fait le soutien comme la gloire de son état, elle s’abandonne aux joies du monde. Combien donc en devrait-on pleurer comme mortes, de ces veuves jeunes et riantes que le monde trouve si heureuses ! Mais surtout, quand on a connu Jésus-Christ et qu’on a eu part à ses grâces, quand la lumière divine s’est découverte et qu’avec des yeux illuminés on se jette dans les voies du siècle, qu’arrive-t-il à une âme qui tombe d’un si haut état, qui renouvelle contre Jésus-Christ, et encore contre Jésus-Christ connu et goûté, tous les outrages des Juifs et le crucifie encore une fois ? Vous reconnaissez le langage de saint Paul. Achevez donc, grand apôtre, et dites-nous ce qu’il faut attendre d’une chute si déplorable. Il est impossible, dit-il, qu’une telle âme soit renouvelée par la pénitence. Impossible : quelle parole, soit, Messieurs, qu’elle signifie que la conversion de ces âmes autrefois si favorisées surpasse toute la mesure des dons ordinaires et demande, pour ainsi parler, le dernier effort de la puissance divine, soit que l’impossibilité dont parle saint Paul veuille dire qu’en effet il n’y a plus de retour à ces premières douceurs qu’à goûtées une âme innocente, quand elle y a renoncé avec connaissance, de sorte qu’elle ne peut rentrer dans la grâce que par des chemins difficiles et avec de peines extrêmes ! Quoi qu’il en soit, Chrétien, l’un et l’autre s’est vérifié dans la princesse Palatine. Pour la plonger entièrement dans l’amour du monde, il fallait ce dernier malheur : quoi ? la faveur de la Cour. La Cour veut toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange étonnant, il n’y a rien de plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué. Enfoncez : vous trouvez partout des intérêts cachés, des jalousies délicates qui causent une extrême sensibilité et, dans une ardente ambition, des soins et un sérieux aussi triste qu’il est vain. Tout est couvert d’un air gai et vous diriez qu’on ne songe qu’à s’y divertir. Le génie de la princesse Palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La Cour ne vit jamais rien de plus engageant ; et, sans parler de sa pénétration ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens. Que vois-je durant ce temps ? Quel trouble ! Quel affreux spectacle se présente ici à mes yeux ! La monarchie ébranlée jusqu’aux fondements, la guerre civile, la guerre étrangère, le feu au dedans et au dehors ; les remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux ; les princes arrêtés avec grand péril, et délivrés avec un péril encore plus grand ; ce prince, que l’on regardait comme le héros de son siècle, rendu inutile à sa patrie, dont il avait été le soutien, et ensuite, je ne sais comment, contre sa propre inclination, armé contre elle ; un ministre persécuté et devenu nécessaire, non seulement par l’importance de ses services, mais encore par ses malheurs où l’autorité souveraine était engagée. Que dirai-je ? Etait-ce là de ces tempêtes par où le Ciel a besoin de se décharger quelquefois, et le calme profond de nos jours devait-il être précédé par de tels orages ? Ou bien était-ce les derniers efforts d’une liberté remuante, qui allait céder la place à l’autorité légitime ? Ou bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter le règne miraculeux de Louis ? Non, non : c’est Dieu qui voulait montrer qu’il donne la mort, et qu’il ressuscite ; qu’il plonge jusqu’aux enfers, et qu’il en retire ; qu’il secoue la terre et la brise, et qu’il guérit en un moment toutes ses brisures. Ce fut là que la princesse Palatine signala sa fidélité, et fit paraître toutes les richesses de son esprit. Je ne dis rien qui ne soit connu. Toujours fidèle à l’Etat et à la grande reine Anne d’Autriche, on sait qu’avec le secret de cette princesse elle eut encore celui de tous les partis : tant elle était pénétrante, tant elle s’attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les cœurs ! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu’où elle pouvait s’engager, et on la croyait incapable ni de tromper ni d’être trompée. Mais son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés et, en s’élevant au-dessus, de trouver le secret endroit et comme le nœud par où on les peut réunir. Que lui servirent ses rares talents ? que lui servit d’avoir mérité la confiance intime de la Cour ? d’en soutenir le ministre, deux fois éloigné, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles ? Que ne lui promit-on pas dans ces besoins ! Mais quel fruit lui en revint-il, sinon de connaître par expérience le faible des grands politiques, leurs volontés changeantes ou leurs paroles trompeuses, la diverse face des temps, les amusements des promesses, l’illusion des amitiés de la terre qui s’en vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du cœur de l’homme, qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres ? O éternel roi des siècles, qui possédez seul l’immortalité, voilà ce qu’on vous préfère, voilà ce qui éblouit les âmes qu’on appelle grandes ! Dans ces déplorables erreurs, la princesse Palatine avait les vertus que le monde admire, et qui font qu’une âme séduite s’admire elle-même : inébranlable dans ses amitiés et incapable de manquer aux devoirs humains. La reine sa sœur en fit l’épreuve dans un temps où leurs cœurs étaient désunis. Un nouveau conquérant s’élève en Suède. On y voit un autre Gustave non moins fier, ni moins hardi ou moins belliqueux que celui dont le nom fait encore trembler l’Allemagne. Charles-Gustave parut à la Pologne surprise et trahie comme un lion qui tient sa proie dans ses ongles, tout prêt à la mettre en pièces. Qu’est devenue cette redoutable cavalerie qu’on voit fondre sur l’ennemi avec la vitesse d’un aigle ? Où sont ces âmes guerrières, ces marteaux d’armes tant vantés, et ces arcs qu’on ne vit jamais tendus en vain ? Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits que pour fuir devant le vainqueur. En même temps la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le Moscovite infidèle, et plus encore par le Tartare, qu’elle appelle à son secours dans son désespoir. Tout nage dans le sang, et on ne tombe que sur des corps morts. La reine n’a plus de retraite ; elle a quitté le royaume ; après de courageux, mais de vains efforts, le roi est contraint de la suivre. Réfugiés dans la Silésie, où ils manquent des choses les plus nécessaires, il ne leur reste qu’à considérer de quel côté allait tomber ce grand arbre ébranlé par tant de mains et frappé de tant de coups à sa racine, ou qui en enlèverait les rameaux épars. Dieu en avait disposé autrement. La Pologne était nécessaire à son Église, et lui devait un vengeur. Il la regarde en pitié. Sa main puissante ramène en arrière le Suédois indompté, tout frémissant qu’il était. Il se venge sur le Danois, dont la soudaine invasion l’avait rappelé, et déjà il l’a réduit à l’extrémité. Mais l’Empire et la Hollande se remuent contre un conquérant qui menaçait tout le Nord de la servitude. Pendant qu’il rassemble de nouvelles forces et médite de nouveaux carnages, Dieu tonne du plus haut des cieux : le redouté capitaine tombe au plus beau temps de sa vie, et la Pologne est délivrée. Mais le premier rayon d’espérance vint de la princesse Palatine : honteuse de n’envoyer que cent mille livres au roi et à la reine de Pologne, elle les envoie du moins avec une incroyable promptitude. Qu’admira-t-on davantage, ou de ce que ce secours vint si à propos, ou de ce qu’il vint d’une main dont on ne l’attendait pas, ou de ce que, sans chercher d’excuse dans le mauvais état où se trouvaient ses affaires, la princesse Palatine s’ôta tout pour soulager une sœur qui ne l’aimait pas ? Les deux princesses ne furent plus qu’un même cœur : la reine parut vraiment reine par une bonté et par une magnificence dont le bruit a retenti par toute la terre, et la princesse Palatine joignit au respect qu’elle avait pour une aînée de ce rang et de ce mérite une éternelle reconnaissance.

Quel est, Messieurs, cet aveuglement dans une âme chrétienne, et qui le pourrait comprendre, d’être incapable de manquer aux hommes, et de ne craindre pas de manquer à Dieu ? comme si le culte de Dieu ne tenait aucun rang parmi les devoirs ! Contez-nous donc maintenant, vous qui les savez, toutes les grandes qualités de la princesse Palatine ; faites-nous voir, si vous le pouvez, toutes les grâces de cette douce éloquence qui s’insinuait dans les cœurs par des tours si nouveaux et si naturels ; dites qu’elle était généreuse, libérale, reconnaissante, fidèle dans ses promesses, juste : vous ne faites que raconter ce qui l’attachait à elle-même. Je ne vois dans tout ce récit que le prodigue de l’Evangile, qui veut avoir son partage, qui veut jouir de soi-même et des biens que son père lui a donnés, qui s’en va le plus loin qu’il peut de la maison paternelle, dans un pays écarté où il dissipe tant de rares trésors et, en un mot, où il donne au monde tout ce que Dieu voulait avoir. Pendant qu’elle contentait le monde et se contentait elle-même, la princesse Palatine n’était pas heureuse, et le vide des choses humaines se faisait sentir à son cœur. Elle n’était heureuse, ni pour avoir, avec l’estime du monde qu’elle avait tant désirée, celle du Roi même, ni pour avoir l’amitié et la confiance de Philippe et des deux princesses qui ont fait successivement avec lui la seconde lumière de la cour, de Philippe, dis-je, ce grand prince, que ni sa naissance, ni sa valeur, ni la victoire elle-même, quoiqu’elle se donne à lui avec tous ses avantages, ne peuvent enfler, et de ces deux grandes princesses dont l’on ne peut nommer l’une sans douleur ni connaître l’autre sans l’admirer. Mais peut-être que le solide établissement de la famille de notre princesse achèvera son bonheur. Non, elle n’était heureuse, ni pour avoir placé auprès d’elle la princesse Anne, sa chère fille et les délices de son cœur, ni pour l’avoir placée dans une maison où tout est grand. Que sert de s’expliquer davantage ? On dit tout quand on prononce seulement le nom de Louis de Bourbon prince de Condé, et de Henri-Jules de Bourbon duc d’Enghien. Avec un peu plus de vie, elle aurait vu les grands dons, et le premier des mortels, touché de ce que le monde admire le plus après lui, se plaire à le reconnaître par de dignes distinctions. C’est ce qu’elle devait attendre du mariage de la princesse Anne. Celui de la princesse Bénédicte ne fut guère moins heureux, puisqu’elle épousa Jean-Frédéric duc de Brunswick et d’Hanovre, souverain puissant, qui avait joint le savoir avec la valeur, la religion catholique avec les vertus de sa maison et, pour comble de joie à notre princesse, le service de l’Empire avec les intérêts de la France. Tout était grand dans sa famille, et la princesse Marie sa fille n’aurait eu à désirer sur la terre qu’une vie plus longue. Que s’il fallait, avec tant d’éclat, la tranquillité et la douceur, elle trouvait dans un prince, aussi grand d’ailleurs que celui qui honore cette audience, avec les grandes qualités, celles qui pouvaient contenter sa délicatesse, et dans la duchesse sa chère fille un naturel tel qu’il le fallait à un cœur comme le sien, un esprit qui se fait sentir sans vouloir briller, une vertu qui devait bientôt forcer l’estime du monde et, comme une vive lumière, percer tout à coup avec grand éclat un beau mais sombre nuage. Cette alliance fortunée lui donnait une perpétuelle et étroite liaison avec le prince qui de tout temps avait le plus ravi son estime, prince qu’on admire autant dans la paix que dans la guerre, en qui l’univers attentif ne voit plus rien à désirer, et s’étonne de trouver enfin toutes les vertus en un seul homme. Que fallait-il davantage, et que manquait-il au bonheur de notre princesse ? Dieu, qu’elle avait connu, et tout avec lui. Une fois elle lui avait rendu son cœur. Les douceurs célestes qu’elle avait goûtées sous les ailes de sainte Fare étaient revenues dans son esprit. Retirée à la campagne, séquestrée du monde, elle s’occupa trois ans entiers à régler sa conscience et ses affaires. Un million qu’elle retira du duché de Rethélois servit à multiplier ses bonnes œuvres, et la première fut d’acquitter ce qu’elle devait avec une scrupuleuse régularité, sans se permettre ces compositions si adroitement colorées qui souvent ne sont qu’une injustice couverte d’un nom spécieux. Est-ce donc ici cet heureux retour que je vous promets depuis si longtemps ? Non, Messieurs : vous ne verrez encore à cette fois qu’un plus déplorable éloignement. Ni les conseils de la Providence, ni l’état de la princesse ne permettaient qu’elle partageât tant soit peu son cœur : une âme comme la sienne ne souffre point de tels partages, et il fallait ou tout à fait rompre, ou se rengager tout à fait avec le monde. Les affaires l’y rappelèrent ; sa piété s’y dissipa encore une fois ; elle éprouva que Jésus-Christ n’a pas dit en vain : Fiunt novissima hominis illius pejora prioribus : l’état de l’homme qui retombe devient pire que le premier. Tremblez, âmes réconciliées, qui renoncez si souvent à la grâce de la pénitence ; tremblez, puisque chaque chute creuse sous vos pas de nouveaux abîmes ; tremblez enfin au terrible exemple de la princesse Palatine. A ce coup le Saint-Esprit irrité se retire, les ténèbres s’épaississent, la foi s’éteint. Un saint abbé, dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite que celle de notre princesse, lui ordonna de l’écrire pour l’édification de l’Église. Elle commence ce récit en confessant son erreur. Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n’a rien donné aux hommes de plus efficace pour effacer leurs péchés que la grâce de les reconnaître, recevez l’humble confession de votre servante ; et, en mémoire d’un tel sacrifice, s’il lui reste quelque chose à expier après une si longue pénitence, faites-lui sentir aujourd’hui vos miséricordes. Elle confesse donc, Chrétiens, qu’elle avait tellement perdu les lumières de la foi que, lorsqu’on parlait sérieusement des mystères de la religion, elle avait peine à retenir ce ris dédaigneux qu’excitent les personnes simples lorsqu’on leur voit croire des choses impossibles : Et, poursuit-elle, c’eût été pour moi le plus grand de tous les miracles que de me faire croire fermement le christianisme. Que n’eût-elle pas donné pour obtenir ce miracle ! Mais l’heure marquée par la divine Providence n’était pas encore venue. C’était le temps où elle devait être livrée à elle-même, pour mieux sentir dans la suite la merveilleuse victoire de la grâce. Ainsi elle gémissait dans son incrédulité qu’elle n’avait pas la force de vaincre. Peu s’en faut qu’elle ne s’emporte jusqu’à la dérision, qui est le dernier excès et comme le triomphe de l’orgueil, et qu’elle ne se trouve parmi ces moqueurs dont le jugement est si proche, selon la parole du Sage : Parata sunt derisoribus judicia. Déplorable aveuglement ! Dieu a fait un ouvrage au milieu de nous qui, détaché de toute autre cause et ne tenant qu’à lui seul, remplit tous les temps et tous les lieux, et porte par toute la terre, avec l’impression de sa main, le caractère de son autorité : c’est Jésus-Christ et son Église. Il a mis dans cette Église une autorité seule capable d’abaisser l’orgueil et de relever la simplicité, et qui, également propre aux savants et aux ignorants, imprime aux uns et aux autres un même respect. C’est contre cette autorité que les libertins se révoltent avec un air de mépris. Mais qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ? Quelle ignorance est la leur ! et qu’il serait aisé de les confondre si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient d’être instruits ! Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils y succombent et que les autres, qui les ont vues, les ont méprisées ? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien ; ils n’ont pas même de quoi établir le néant auquel ils espèrent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. Ils ne savent s’ils trouveront un Dieu propice, ou un Dieu contraire. S’ils le font égal au vice et à la vertu, quelle idole ! Que s’il ne dédaigne pas de juger ce qu’il a créé, et encore ce qu’il a créé capable d’un bon et d’un mauvais choix, qui leur dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l’offense, ou ce qui l’apaise ? Par où ont-ils deviné que tout ce qu’on pense de ce premier être soit indifférent, et que toutes les religions qu’on voit sur la terre lui soient également bonnes ? Parce qu’il y en a de fausses, s’ensuit-il qu’il n’y en ait pas une véritable, ou qu’on ne puisse plus connaître l’ami sincère, parce qu’on est environné de trompeurs ? Est-ce peut-être que tous ceux qui errent sont de bonne foi ? L’homme ne peut-il pas, selon sa coutume, s’en imposer à lui-même ? Mais quel supplice ne méritent pas les obstacles qu’il aura mis par ses préventions à des lumières plus pures ? Où a-t-on pris que la peine et la récompense ne soient que pour les jugements humains, et qu’il n’y ait pas en Dieu une justice dont celle qui reluit en nous ne soit qu’une étincelle ? Que s’il est une telle justice, souveraine et par conséquent inévitable, divine et par conséquent infinie, qui nous dira qu’elle n’agisse jamais selon sa nature, et qu’une justice infinie ne s’exerce pas à la fin par un supplice infini et éternel ? Où en sont donc les impies, et quelle assurance ont-ils contre la vengeance éternelle dont on les menace ? Au défaut d’un meilleur refuge, iront-ils enfin se plonger dans l’abîme de l’athéisme, et mettront-ils leur repos dans une fureur qui ne trouve presque point de place dans les esprits ? Qui leur résoudra ces doutes, puisqu’ils veulent les appeler de ce nom ? Leur raison, qu’ils prennent pour guide, ne présente à leur esprit que des conjectures et des embarras. Les absurdités où ils tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne et, pour ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. Qu’est-ce donc, après tout, Messieurs, qu’est-ce que leur malheureuse incrédulité, sinon une erreur sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire et, en un mot, un orgueil qui ne peut souffrir son remède, c’est-à-dire qui ne peut souffrir une autorité légitime ? Ne croyez pas que l’homme ne soit emporté que par l’intempérance des sens. L’intempérance de l’esprit n’est pas moins flatteuse. Comme l’autre elle se fait des plaisirs cachés, et s’irrite par la défense. Ce superbe croit s’élever au-dessus de tout et au-dessus de lui-même quand il s’élève, ce lui semble, au-dessus de la religion qu’il a si longtemps révérée ; il se met au rang des gens désabusés ; il insulte en son cœur aux faibles esprits qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes et, devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-même son Dieu. C’est dans cet abîme profond que la princesse Palatine allait se perdre. Il est vrai qu’elle désirait avec ardeur de connaître la vérité. Mais où est la vérité sans la foi, qui lui paraissait impossible à moins que Dieu ne l’établît en elle par un miracle ? Que lui servait d’avoir conservé la connaissance de la divinité ? Les esprits même les plus déréglés n’en rejettent pas l’idée, pour n’avoir point à se reprocher un aveuglement trop visible. Un Dieu qu’on fait à sa mode, aussi patient, aussi insensible que nos passions le demandent, n’incommode pas. La liberté qu’on se donne de penser tout ce qu’on veut fait qu’on croit respirer un air nouveau. On s’imagine jouir de soi-même et de ses désirs et, dans le droit qu’on pense acquérir de ne se rien refuser, on croit tenir tous les biens, et on les goûte par avance.

En cet état, Chrétiens, où la foi même est perdue, c’est-à-dire où le fondement est renversé, que restait-il à notre princesse ? que restait-il à une âme qui, par un juste jugement de Dieu, était déchue de toutes les grâces et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien ? qu’y restait-il, Chrétiens, si ce n’est ce que dit saint Augustin ? Il restait la souveraine misère et la souveraine miséricorde : Restabat magna miseria, et magna misericordia. Il restait ce secret regard d’une Providence miséricordieuse qui la voulait rappeler des extrémités de la terre ; et voici quelle fut la première touche. Prêtez l’oreille, Messieurs : elle a quelque chose de miraculeux. Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu même fait venir du Ciel par le ministère des anges, dont les images sont si nettes et si démêlées, où l’on voit je ne sais quoi de céleste. Elle crut (c’est elle-même qui le raconte au saint abbé : écoutez, et prenez garde surtout de n’écouter pas avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce), elle crut, dis-je, que, marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite loge. Elle s’approche pour lui demander s’il était aveugle de naissance, ou s’il l’était devenu par quelque accident. Il répondit qu’il était aveugle-né. Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c’est que la lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil, qui a tant d’éclat et de beauté ? Je n’ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et je ne m’en puis former aucune idée. Je ne laisse pas de croire, continua-t-il, qu’il est d’une beauté ravissante. L’aveugle parut alors changer de voix et de visage et, prenant un ton d’autorité : Mon exemple, dit-il, vous doit apprendre qu’il y a des choses très excellentes et très admirables qui échappent à notre vue, et qui n’en sont ni moins vraies ni moins désirables quoiqu’on ne les puisse ni comprendre ni imaginer. C’est en effet qu’il manque un sens aux incrédules comme à l’aveugle, et ce sens, c’est Dieu qui le donne, selon ce que dit saint Jean : Il nous a donné un sens pour connaître le vrai Dieu, et pour être en son vrai Fils : Dedit nobis sensum, ut cognoscamus verum Deum, et simus in vero Filio ejus. Notre princesse le comprit. En même temps, au milieu d’un songe si mystérieux, elle fit l’application de la belle comparaison de l’aveugle aux vérités de la religion et de l’autre vie (ce sont ses mots que je vous rapporte). Dieu, qui n’a besoin ni de temps ni d’un long circuit de raisonnements pour se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une soudaine illumination, elle se sentit si éclairée (c’est elle-même qui continue à vous parler) et tellement transportée de la joie d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait depuis si longtemps qu’elle ne put s’empêcher d’embrasser l’aveugle, dont le discours lui découvrait une plus belle lumière que celle dont il était privé. Et, dit-elle, il se répandit dans mon cœur une joie si douce et une foi si sensible qu’il n’y a point de paroles capables de l’exprimer. Vous attendez, Chrétiens, quel sera le réveil d’un sommeil si doux et si merveilleux. Ecoutez, et reconnaissez que ce songe est vraiment divin. Elle s’éveilla là-dessus, dit-elle, et se trouva dans le même état où elle s’était vue dans cet admirable songe, c’est-à-dire tellement changée qu’elle avait peine à le croire. Le miracle qu’elle attendait est arrivé : elle croit, elle qui jugeait la foi impossible ; Dieu la change par une lumière soudaine, et par un songe qui tient de l’extase. Tout suit en elle de la même force. Je me levai, poursuit-elle, avec précipitation : mes actions étaient mêlées d’une joie et d’une activité extraordinaire. Vous le voyez : cette nouvelle vivacité qui animait ses actions se ressent encore dans ses paroles. Tout ce que je lisais sur la religion me touchait jusqu’à répandre des larmes. Je me trouvais à la Messe dans un état bien différent de celui où j’avais accoutumé d’être. Car c’était de tous les mystères celui qui lui paraissait le plus incroyable. Mais alors, dit-elle, il me semblait sentir la présence réelle de Notre-Seigneur à peu près comme l’on sent les choses visibles et dont l’on ne peut douter. Ainsi elle passa tout à coup d’une profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de son esprit sont dissipés : miracle aussi étonnant que celui où Jésus-Christ fit tomber en un instant des yeux de Saul converti cette espèce d’écaille dont ils étaient couverts. Qui donc ne s’écrierait à un si soudain changement : Le doigt de Dieu est ici ? La suite ne permet pas d’en douter, et l’opération de la grâce se reconnaît dans ses fruits. Depuis ce bienheureux moment, la foi de notre princesse fut inébranlable, et même cette joie sensible qu’elle avait à croire lui fut continuée quelque temps. Mais, au milieu de ces célestes douceurs, la justice divine eut son tour. L’humble princesse ne crut pas qu’il lui fût permis d’approcher d’abord des saints sacrements. Trois mois entiers furent employés à repasser avec larmes ses ans écoulés parmi tant d’illusions, et à préparer sa confession. Dans l’approche du jour désiré où elle espérait de la faire, elle tomba dans une syncope qui ne lui laissa ni couleur, ni pouls, ni respiration. Revenue d’une si longue et si étrange défaillance, elle se vit replongée dans un plus grand mal et, après les affres de la mort, elle ressentit toutes les horreurs de l’enfer. Digne effet des sacrements de l’Église, qui, donnés ou différés, font sentir à l’âme la miséricorde de Dieu ou tout le poids de ses vengeances. Son confesseur, qu’elle appelle, la trouve sans force, incapable d’application et prononçant à peine quelque mots entrecoupés : il fut contraint de remettre la confession au lendemain. Mais il faut qu’elle vous raconte elle-même quelle nuit elle passa dans cette attente. Qui sait si la Providence n’aura pas amené ici quelque âme égarée, qui doive être touchée de ce récit ? Il est, dit-elle, impossible de s’imaginer les étranges peines de mon esprit, sans les avoir éprouvées. J’appréhendais à chaque moment le retour de ma syncope, c’est-à-dire ma mort et ma damnation. J’avouais bien que je n’étais pas digne d’une miséricorde que j’avais si longtemps négligée, et je disais à Dieu dans mon cœur que je n’avais aucun droit de me plaindre de sa justice, mais qu’enfin, chose insupportable, je ne le verrais jamais, que je serais éternellement avec ses ennemis, éternellement sans l’aimer, éternellement haïe de lui. Je sentais tendrement ce déplaisir, et je le sentais même, comme je crois (ce sont ses propres paroles) entièrement détaché des autres peines de l’enfer. Le voilà, Mes Chères Sœurs, vous le connaissez, le voilà, ce pour amour que Dieu lui-même répand dans les cœurs avec toutes ses délicatesses et dans toute sa vérité. La voilà, cette crainte qui change les cœurs : non point la crainte de l’esclave qui craint l’arrivée d’un maître fâcheux, mais la crainte d’une chaste épouse qui craint de perdre ce qu’elle aime. Ces sentiments tendres, mêlés de larmes et de frayeur, aigrissaient son mal jusqu’à la dernière extrémité. Nul n’en pénétrait la cause, et on attribuait ces agitations à la fièvre dont elle était tourmentée. Dans cet état pitoyable, pendant qu’elle se regardait comme une personne réprouvée et presque sans espérance de salut, Dieu, qui fait entendre ses vérités en telle manière et sous telles figures qu’il lui plaît, continua de l’instruire comme il a fait Joseph et Salomon et, durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole si semblable à celles de l’Evangile. Elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme l’image de sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour des petits qu’elle conduisait. Un d’eux s’étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent animal. En même temps on lui crie d’un autre côté qu’il le fallait rendre au ravisseur, dont on éteindrait l’ardeur en lui enlevant sa proie. Non, dit-elle, je ne le rendrai jamais. En ce moment elle s’éveilla, et l’application de la figure qui lui avait été montrée se fit en un instant dans son esprit, comme si on lui eût dit : Si vous, qui êtes mauvaise, ne pouvez vous résoudre à rendre ce petit animal que vous avez sauvé, pourquoi croyez-vous que Dieu, infiniment bon, vous redonnera au démon après vous avoir tirée de sa puissance ? Espérez, et prenez courage. A ces mots elle demeura dans un calme et dans une joie qu’elle ne pouvait exprimer, comme si un ange lui eût appris (ce sont encore ses paroles) que Dieu ne l’abandonnerait pas. Ainsi tomba tout à coup la fureur des vents et des flots à la voix de Jésus-Christ qui les menaçait, et il ne fit pas un moindre miracle dans l’âme de notre sainte pénitente lorsque, parmi les frayeurs d’une conscience alarmée et les douleurs de l’enfer, il lui fit sentir tout à coup par une vive confiance, avec la rémission de ses péchés, cette paix qui surpasse toute intelligence. Alors une joie céleste saisit tous ses sens, et les os humiliés tressaillirent. Souvenez-vous, ô sacré Pontife, quand vous tiendrez en vos mains la sainte victime qui ôte les péchés du monde, souvenez-vous de ce miracle de sa grâce. Et vous, saints Prêtres, venez ; et vous, saintes Filles, et vous Chrétiens ; venez aussi, ô pécheurs : tous ensemble commençons d’une même voix le cantique de la délivrance, et ne cessons de répéter avec David : Que Dieu est bon ; que sa miséricorde est éternelle ! Il ne faut point manquer à de telles grâces, ni les recevoir avec mollesse. La princesse Palatine change en un moment tout entière : nulle parure que la simplicité, nul ornement que la modestie. Elle se montre au monde à cette fois ; mais ce fut pour lui déclarer qu’elle avait renoncé à ses vanités. Car aussi quelle erreur à une chrétienne, et encore à une chrétienne pénitente, d’orner ce qui n’est digne que de son mépris ! de peindre et de parer l’idole du monde ! de retenir comme par force, et avec mille artifices autant indignes qu’inutiles, ces grâces qui s’envolent avec le temps ! Sans s’effrayer de ce qu’on dirait, sans craindre comme autrefois ce vain fantôme des âmes infirmes, dont les grands sont épouvantés plus que tous les autres, la princesse Palatine parut à la Cour si différente d’elle-même, et dès lors elle renonça à tous les divertissements, à tous les jeux, jusqu’aux plus innocents, se soumettant aux sévères lois de la pénitence chrétienne, et ne songeant qu’à restreindre et à punir une liberté qui n’avait pu demeurer dans ses bornes. Douze ans de persévérance au milieu des épreuves les plus difficiles l’ont élevée à un éminent degré de sainteté. La règle qu’elle se fit dès le premier jour fut immuable ; toute sa maison y entra : chez elle on ne faisait que passer d’un exercice de piété à un autre. Jamais l’heure de l’oraison ne fut changée ni interrompue, pas même par les maladies. Elle savait que dans ce commerce sacré tout consiste à s’humilier sous la main de Dieu, et moins à donner qu’à recevoir. Ou plutôt, selon le précepte de Jésus-Christ, son oraison fut perpétuelle pour être égale au besoin. La lecture de l’Evangile et des livres saints en fournissait la matière ; si le travail semblait l’interrompre, ce n’était que pour la continuer d’une autre sorte. Par le travail on charmait l’ennui, on ménageait le temps, on guérissait la langueur de la paresse et les pernicieuses rêveries de l’oisiveté. L’esprit se relâchait pendant que les mains industrieusement occupées s’exerçaient dans des ouvrages dont la piété avait donné le dessin : c’était ou des habits pour les pauvres, ou des ornements pour les autels. Les psaumes avaient succédé aux cantiques des joies du siècle. Tant qu’il n’était point nécessaire de parler, la sage princesse gardait le silence : la vanité et les médisances, qui soutiennent tout le commerce du monde, lui faisaient craindre tous les entretiens, et rien ne lui paraissait ni agréable ni sûr que la solitude. Quand elle parlait de Dieu, le goût intérieur d’où sortaient toutes ses paroles se communiquait à ceux qui conversaient avec elle, et les nobles expressions qu’on remarquait dans ses discours ou dans ses écrits venaient de la haute idée qu’elle avait conçue des choses divines. Sa foi ne fut pas moins simple que vive : dans les fameuses questions qui ont troublé en tant de manières le repos de nos jours, elle déclarait hautement qu’elle n’avait autre part à y prendre que celle d’obéir à l’Église. Si elle eût eu la fortune des ducs de Nevers ses pères, elle en aurait surpassé la pieuse magnificence, quoique cent temples fameux en portent la gloire jusqu’au Ciel, et que les églises des saints publient leurs aumônes. Le duc son père avait fondé dans ses terres de quoi marier tous les ans soixante filles : riche oblation, présent agréable. La princesse sa fille en mariait aussi tous les ans ce qu’elle pouvait, ne croyant pas assez honorer les libéralités de ses ancêtres si elle ne les imitait. On ne peut retenir ses larmes quand on lui voit épancher son cœur sur de vieilles femmes qu’elle nourrissait. Des yeux si délicats firent leurs délices de ces visages ridés, de ces membres courbés sous les ans. Écoutez ce qu’elle en écrit au fidèle ministre de ses charités, et dans un même discours apprenez à goûter la simplicité et la charité chrétienne. Je suis ravie, dit-elle, que l’affaire de nos bonnes vieilles soit si avancée. Achevons vite, au nom de Notre-Seigneur ; ôtons vitement cette bonne femme de l’étable où elle est, et la mettons dans un de ces petits lits. Quelle nouvelle vivacité succède à celle que le monde inspire ! Elle poursuit : Dieu me donnera peut être de la santé pour aller servir cette paralytique ; au moins je le ferai par mes soins, si les forces me manquent ; et, joignant mes maux aux siens, je les offrirai plus hardiment à Dieu. Mandez-moi ce qu’il faut pour la nourriture et les ustensiles de ces pauvres femmes ; peu à peu nous les mettrons à leur aise. Je me plais à répéter toutes ces paroles, malgré les oreilles délicates : elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne parler que ce langage. Dans des nécessités extraordinaires, sa charité faisait de nouveaux efforts. Le rude hiver des années dernières acheva de la dépouiller de ce qui lui restait de superflu ; tout devint pauvre dans sa maison et sur sa personne : elle voyait disparaître avec une joie sensible les restes des pompes du monde, et l’aumône lui apprenait à se retrancher tous les jours quelque chose de nouveau. C’est en effet la vraie grâce de l’aumône, en soulageant les besoins des pauvres, de diminuer en nous d’autres besoins, c’est-à-dire ces besoins honteux qu’y fait la délicatesse, comme si la nature n’était pas assez accablée de nécessités. Qu’attendez-vous, Chrétiens, à vous convertir, et pourquoi désespérez-vous de votre salut ? Vous voyez la perfection où s’élève l’âme pénitente quand elle est fidèle à la grâce. Ne craignez ni la maladie, ni les dégoûts, ni les tentations, les peines les plus cruelles. Une personne si sensible et si délicate, qui ne pouvait seulement entendre nommer les maux, a souffert douze ans entiers, et presque sans intervalle, ou les plus vives douleurs ou des langueurs qui épuisaient le corps et l’esprit ; et cependant, durant tout ce temps, et dans les tourments inouïs de sa dernière maladie, où ses maux s’augmentèrent jusques aux derniers excès, elle n’a eu à se repentir que d’avoir une seule fois souhaité une mort plus douce. Encore réprima-t-elle ce faible désir, en disant aussitôt après avec Jésus-Christ la prière du sacré mystère du Jardin (c’est ainsi qu’elle appelait la prière de l’agonie de notre Sauveur) : O mon Père, que votre volonté soit faite, et non pas la mienne ! Ses maladies lui ôtèrent la consolation qu’elle avait tant désirée d’accomplir ses premiers desseins, et de pouvoir achever ses jours sous la discipline et dans l’habit de sainte Fare. Son cœur donné, ou plutôt rendu, à ce monastère où elle avait goûté les premières grâces a témoigné son désir, et sa volonté a été aux yeux de Dieu un sacrifice parfait. C’eût été un soutien sensible à une âme comme la sienne d’accomplir de grands ouvrages pour le service de Dieu ; mais elle est menée par une autre voie, par celle qui crucifie davantage, qui, sans rien laisser entreprendre à un esprit courageux, le tient accablé et anéanti sous la rude loi de souffrir. Encore s’il eût plu à Dieu de lui conserver ce goût sensible de la piété qu’il avait renouvelé dans son cœur au commencement de sa pénitence ! Mais non : tout lui est ôté ; sans cesse elle est travaillée de peines insupportables. O Seigneur, disait le saint homme Job, vous me tourmentez d’une manière merveilleuse ! C’est que, sans parler ici de ses autres peines, il portait au fond de son cœur une vive et continuelle appréhension de déplaire à Dieu. Il voyait d’un côté sa sainte justice, devant laquelle les anges ont peine à soutenir leur innocence. Il le voyait avec ces yeux éternellement ouverts observer toutes les démarches, compter tous les pas d’un pécheur, et garder ses péchés comme sous le sceau, pour les lui représenter au dernier jour : Signasti quasi in sacculo delicta mea. D’un autre côté, il ressentait ce qu’il y a de corrompu dans le cœur de l’homme : Je craignais, dit-il, toutes mes œuvres. Que vois-je ? Le péché ! le péché partout ! Et il s’écriait jour et nuit : O Seigneur, pourquoi n’ôtez-vous pas mes péchés ? et que ne tranchez-vous une fois ces malheureux jours où l’on ne fait que vous offenser, afin qu’il ne soit pas dit que je sois contraire à la parole du Saint ? Tel était le fond de ses peines, et ce qui paraît de si violent dans ses discours n’est que la délicatesse d’une conscience qui se redoute elle-même, ou l’excès d’un amour qui craint de déplaire. La princesse Palatine souffrait quelque chose de semblable. Quel supplice à une conscience timorée ! Elle croyait voir partout dans ses actions un amour-propre déguisé en vertu. Plus elle était clairvoyante, plus elle était tourmentée. Ainsi Dieu l’humiliait par ce qui a coutume de nourrir l’orgueil, et lui faisait un remède de la cause de son mal. Qui pourrait dire par quelles terreurs elle arrivait aux délices de la sainte table ? Mais elle ne perdait pas la confiance. Enfin, dit-elle (c’est ce qu’elle écrit au saint prêtre que Dieu lui avait donné pour la soutenir dans ses peines), enfin je suis parvenue au divin banquet. Je m’étais levée dès le matin pour être devant le jour aux portes du Seigneur ; mais lui seul sait les combats qu’il a fallu rendre. La matinée se passait dans ce cruel exercice. Mais à la fin, poursuit-elle, malgré mes faiblesses, je me suis comme traînée moi-même aux pieds de Notre-Seigneur, et j’ai connu qu’il fallait, puisque tout s’est fait en moi par la force de la divine bonté, que je reçusse encore avec une espèce de force ce dernier et souverain bien. Dieu lui découvrait dans ses peines l’ordre secret de sa justice sur ceux qui ont manqué de fidélité aux grâces de la pénitence. Il n’appartient pas, disait-elle, aux esclaves fugitifs, qu’il faut aller reprendre par force, et les ramener comme malgré eux, de s’asseoir au festin avec les enfants et les amis ; et c’est assez qu’il leur soit permis de venir recueillir à terre les miettes qui tombent de la table de leurs seigneurs. Ne vous étonnez pas, Chrétiens, si je ne fais plus, faible orateur, que de répéter les paroles de la princesse Palatine : c’est que j’y ressens la manne cachée, et le goût des Écritures divines, que ses peines et ses sentiments lui faisaient entendre. Malheur à moi si dans cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes inventions, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse, qui peuvent vous convertir ! Je n’ai regret qu’à ce que je laisse, et je ne puis vous taire ce qu’elle a écrit touchant les tentations d’incrédulité. Il est bien croyable, disait-elle, qu’un Dieu qui aime infiniment en donne des preuves proportionnées à l’infinité de son amour et à l’infinité de sa puissance : et ce qui est propre à la toute-puissance d’un Dieu passe de bien loin la capacité de notre faible raison. C’est, ajoute-t-elle, ce que je me dis à moi-même quand les démons tâchent d’étonner ma foi ; et, depuis qu’il a plu à Dieu de me mettre dans le cœur (remarquez ces belles paroles) que son amour est la cause de tout ce que nous croyons, cette réponse me persuade plus que tous les livres. C’est en effet l’abrégé de tous les saints livres et de toute la doctrine chrétienne. Sortez, parole éternelle, Fils unique du Dieu vivant, sortez du bienheureux sein de votre Père, et venez annoncer aux hommes le secret que vous y voyez. Il l’a fait, et durant trois ans il n’a cessé de nous dire le secret des conseils de Dieu. Mais tout ce qu’il en a dit est renfermé dans ce seul mot de son Evangile : Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique. Ne demandez plus ce qui a uni en Jésus-Christ le Ciel et la terre, et la croix avec les grandeurs. Dieu a tant aimé le monde. Est-il incroyable que Dieu aime, et que la bonté se communique ? Que ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses l’amour de la gloire, aux âmes les plus vulgaires l’amour des richesses, à tous enfin tout ce qui porte le nom d’amour ! Rien ne coûte, ni périls, ni travaux, ni peines : et voilà les prodiges dont l’homme est capable. Que si l’homme, qui n’est que faiblesse, tente l’impossible, Dieu, pour contenter son amour, n’exécutera-t-il rien d’extraordinaire ? Disons donc pour toute raison dans tous les mystères : Dieu a tant aimé le monde. C’est la doctrine du Maître, et le disciple bien-aimé l’avait bien comprise. De son temps un Cérinthe, un hérésiarque, ne voulait pas croire qu’un Dieu eût pu se faire homme, et se faire la victime des pécheurs. Que lui répondit cet apôtre vierge, ce prophète du Nouveau Testament, cet aigle, ce théologien par excellence, ce saint vieillard qui n’avait de force que pour prêcher la charité et pour dire : Aimez-vous les uns les autres en Notre-Seigneur, que répondit-il à cet hérésiarque ? Quel symbole, quelle nouvelle confession de foi opposa-t-il à son hérésie naissante ? Écoutez, et admirez. Nous croyons, dit-il, et nous confessons l’amour que Dieu a pour nous : Et nos credidimus charitati quam habet Deus in nobis. C’est là toute la foi des chrétiens, c’est la cause et l’abrégé de tout le symbole. C’est là que la princesse Palatine a trouvé la résolution de ses anciens doutes. Dieu a aimé : c’est tout dire. S’il a fait, disait-elle, de si grandes choses pour déclarer son amour dans l’Incarnation, que n’aura-t-il pas fait pour le consommer dans l’Eucharistie, pour se donner, non plus en général à la nature humaine, mais à chaque fidèle en particulier ? Croyons donc avec saint Jean en l’amour d’un Dieu : la foi nous paraîtra douce, en la prenant par un endroit si tendre. Mais n’y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques, dont l’un en retranche une chose et l’autre une autre, l’un le mystère de l’Incarnation et l’autre celui de l’Eucharistie, chacun ce qui lui déplaît : faibles esprits, ou plutôt cœurs étroits et entrailles resserrées, que la foi et la charité n’ont pas assez dilatées pour comprendre toute l’étendue de l’amour d’un Dieu ! Pour nous, croyons sans réserve, et prenons le remède entier, quoi qu’il en coûte à notre raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à Dieu ? Il n’y a plus qu’un seul prodige, que j’annonce aujourd’hui au monde. O Ciel, ô terre, étonnez-vous à ce prodige nouveau ! C’est que, parmi tant de témoignages de l’amour divin, il y ait tant d’incrédules et tant d’insensibles. N’en augmentez pas le nombre, qui va croissant tous les jours. N’alléguez plus votre malheureuse incrédulité, et ne faites pas une excuse de votre crime. Dieu a des remèdes pour vous guérir, et il ne reste qu’à les obtenir par des vœux continuels. Il a su prendre la sainte princesse dont nous parlons par le moyen qu’il lui a plu ; il en a d’autres pour vous jusqu’à l’infini, et vous n’avez rien à craindre que de désespérer de ses bontés. Vous osez nommer vos ennuis, après les peines terribles où vous l’avez vue ! Cependant, si quelquefois elle désirait d’en être un peu soulagée, elle se le reprochait à elle-même. Je commence, disait-elle, à m’apercevoir que je cherche le paradis terrestre à la suite de Jésus-Christ, au lieu de chercher la montagne des Olives et le Calvaire, par où il est entré dans sa gloire. Voilà ce qu’il lui servit de méditer l’Évangile nuit et jour, et de se nourrir de la parole de vie. C’est encore ce qui lui fit dire cette admirable parole, qu’elle aimait mieux vivre et mourir sans consolation que d’en chercher hors de Dieu. Elle a porté ces sentiments jusqu’à l’agonie et, prête à rendre l’âme, on entendit qu’elle disait d’une voix mourante : Je m’en vais voir comment Dieu me traitera ; mais j’espère en ses miséricordes. Cette parole de confiance emporta son âme sainte au séjour des justes. Arrêtons ici, Chrétiens ; et vous, Seigneur, imposez silence à cet indigne ministre, qui ne fait qu’affaiblir votre parole. Parlez dans les cœurs, Prédicateur invisible, et faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes Frères, parlez : je ne suis ici que pour aider vos réflexions. Elle viendra, cette heure dernière ; elle approche, nous y touchons ; la voilà venue. Il faut dire avec Anne de Gonzague : Il n’y a plus ni princesse ni Palatine ; ces grands noms, dont on s’étourdit, ne subsistent plus. Il faut dire avec elle : Je m’en vais, je suis emporté par une force inévitable ; tout fuit, tout diminue, tout disparaît à mes yeux. Il ne reste plus à l’homme que le néant et le péché : pour tout fonds, le néant ; pour toute acquisition, le péché. Le reste, qu’on croyait tenir, échappe : semblable à de l’eau gelée, dont le vil cristal se fond entre les mains qui le serrent, et ne fait que les salir. Mais voici ce qui glacera le cœur, ce qui achèvera d’éteindre la voix, ce qui répandra la frayeur dans toutes les veines : Je m’en vais voir comment Dieu me traitera ; dans un moment je serai entre ces mains dont saint Paul écrit en tremblant : Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu, et encore : C’est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. Entre ces mains où tout est action, où tout est vie, rien ne s’affaiblit ni se relâche, ni ne se ralentit jamais ! Je m’en vais voir si ces mains toutes-puissantes me seront favorables ou rigoureuses, si je serai éternellement ou parmi leurs dons ou sous leurs coups. Voilà ce qu’il faudra dire nécessairement avec notre princesse. Mais pourrons-nous ajouter avec une conscience aussi tranquille : J’espère en sa miséricorde ? Car qu’aurons-nous fait pour la fléchir ? Quand aurons-nous écouté la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez les voies du Seigneur ? Comment ? par la pénitence ? Mais serons-nous fort contents d’une pénitence commencée à l’agonie, qui n’aura jamais été éprouvée, dont jamais on n’aura vu aucun fruit ; d’une pénitence imparfaite ; d’une pénitence nulle ; douteuse, si vous le voulez ; sans forces, sans réflexion, sans loisir pour en réparer les défauts ? N’en est-ce pas assez pour être pénétré de crainte jusque dans la moelle des os ? Pour celle dont nous parlons, ha ! Mes Frères, toutes les vertus qu’elle a pratiquées se ramassent dans cette dernière parole, dans ce dernier acte de sa vie : la foi, le courage, l’abandon à Dieu, la crainte de ses jugements, et cet amour plein de confiance, qui seul efface tous les péchés. Je ne m’étonne donc pas si le saint pasteur qui l’assista dans sa dernière maladie, et qui recueillit ses derniers soupirs, pénétré de tant de vertus, les porta jusque dans la chaire et ne put s’empêcher de les célébrer dans l’assemblée des fidèles. Siècle vainement subtil, où l’on veut pécher avec raison, où la faiblesse veut s’autoriser par des maximes, où tant d’âmes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi et ne font d’effort contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs passions, les remords de leur conscience, la princesse Palatine t’est donnée comme un signe et un prodige : in signum et in portentum. Tu la verras au dernier jour, comme je t’en ai menacé, confondre ton impénitence et tes vaines excuses. Tu la verras se joindre à ces saintes Filles et à toute la troupe des saints : et qui pourra soutenir leurs redoutables clameurs ? Mais que sera-ce quand Jésus-Christ paraîtra lui-même à ces malheureux, quand ils verront celui qu’ils auront percé, comme dit le prophète, dont ils auront rouvert toutes les plaies, et qu’il leur dira d’une voix terrible : Pourquoi me déchirez-vous par vos blasphèmes, nation impie ? Me configitis, gens tota. Ou, si vous ne le faisiez pas par vos paroles, pourquoi le faisiez-vous par vos œuvres ? Ou pourquoi avez-vous marché dans mes voies d’un pas incertain, comme si mon autorité était douteuse ? Race infidèle, me connaissez-vous à cette fois ? Suis-je votre roi, suis-je votre juge, suis-je votre Dieu ? Apprenez-le par votre supplice. Là commencera ce pleur éternel, là ce grincement de dents qui n’aura jamais de fin. Pendant que les orgueilleux seront confondus, vous, Fidèles qui tremblez à sa parole, en quelque endroit que vous soyez de cet auditoire, peu connus des hommes et connus de Dieu, vous commencerez à lever la tête. Si, touchés des saints exemples que je vous propose, vous laissez attendrir vos cœurs, si Dieu a béni le travail par lequel je tâche de vous enfanter en Jésus-Christ et que, trop indigne ministre de ses conseils, je n’y aie pas été moi-même un obstacle, vous bénirez la bonté divine qui vous aura conduits à la pompe funèbre de cette pieuse princesse, où vous aurez peut-être trouvé le commencement de la véritable vie. Et vous, Prince, qui l’avez tant honorée pendant qu’elle était au monde, qui, favorable interprète de ses moindres désirs, continuez votre protection et vos soins à tout ce qui lui fut cher, et qui lui donnez les dernières marques de piété avec tant de magnificence et tant de zèle, vous, Princesse, qui gémissez en lui rendant ce triste devoir et qui avez espéré de la voir revivre dans ce discours, que vous dirai-je pour vous consoler ? Comment pourrai-je, Madame, arrêter ce torrent de larmes que le temps n’a pas épuisé, que tant de justes sujets de joie n’ont pas tari ? Reconnaissez ici le monde : reconnaissez ses maux toujours plus réels que ses biens, et ses douleurs par conséquent plus vives et plus pénétrantes que ses joies. Vous avez perdu ces heureux moments où vous jouissiez des tendresses d’une mère qui n’eut jamais son égale ; vous avez perdu cette source inépuisable de sages conseils ; vous avez perdu ces consolations qui, par un charme secret, faisaient oublier les maux dont la vie humaine n’est jamais exempte. Mais il vous reste ce qu’il y a de plus précieux : l’espérance de la rejoindre dans le jour de l’éternité, et en attendant, sur la terre, le souvenir de ses instructions, l’image de ses vertus et les exemples de sa vie.