Oraison funèbre de très-haute et très-puissante Dame, Madame Justine Pâris/4

DESCRIPTION

PITTORESQUE ET ARTISTIQUE

DU BORDEL

DE LA CÉLÈBRE MADAME GOURDAN

ET DES

DIVERS OBJETS ET CURIOSITÉS SERVANT AUX DOUX
JEUX D’AMOUR QUI S’Y TROUVENT.




LETTRE À SON FRÈRE

ÉCRITE PAR UN TÉMOIN OCULAIRE.


Paris, 16 février 1776.

Les filles du haut style, les paillards honteux de la Capitale, en un mot, tout le monde libertin et galant est dans la consternation. La Tournelle a donné l’ordre d’arrêter la dame Gourdan, célèbre appareilleuse, que par une dénomination plus décente et plus honorable ou appelait la petite Comtesse.

Depuis le décret de prise de corps lancé contre l’infâme Gourdan, — ce qui avait obligé cette Abbesse de laisser ses ouailles dispersées et de prendre la fuite ou de se cacher — ses meubles avaient été saisis, et sa maison était sous la sauve-garde de la justice. On y mit un gardien, qui ne l’ouvrait que par billet du président de la Tournelle ; mais comme celui-ci était un homme aimable, il donnait volontiers permission de voir cet horrible temple de luxure. Beaucoup d’honnêtes gens qui n’auraient osé entrer auparavant, profitèrent de l’occasion, et parmi ceux qui y avaient été, tels que moi, il en est quantité qui n’en ayant connu que les Nymphes, en visitèrent ensuite les appartements secrets, où il ne s’admettaient que ceux auxquels ils pouvaient être utiles.

J’ai trouvé ce lieu digne de t’être décrit en certaines parties, frère Eustache, par les recherches et les ressources du libertinage qu’on y trouvait.

Je ne te parlerai point du Sérail. Le mot seul caractérise cette salle d’assemblée, commune à toutes les maisons de cette espèce. On y rencontre toujours ce qu’on appelle plastrons de corps-de-garde, c’est-à-dire, une douzaine de filles perdues, gangrénées, vérolées jusqu’à la moëlle des os, et dont le cœur et l’esprit encore plus corrompus, les rendaient propres à recevoir cette multitude effrénée de jeunes militaires oisifs, débauchés, sans argent, qui s’établissaient-là comme en garnison, et que la police, pour éviter de plus grands désordres, oblige les Abbesses de recueillir.

Juge, frère Eustache, que d’ordures doivent se débiter dans un pareil cercle ! Que d’horreurs et d’infâmies doivent s’y commettre ! Ce sont cependant souvent de très jolies créatures, condamnées à passer ainsi la fleur de leurs ans dans ces abominables exercices.

Je passe à la piscine.

C’était un cabinet de bain, où l’on introduisait les filles qu’on recrutait sans cesse pour la petite comtesse dans les provinces, dans les campagnes et chez le peuple de Paris.

Avant de produire un pareil sujet à un amateur, qui eut reculé d’effroi s’il l’eut vu sortant de son village ou de son taudis, on la décrassait en ce lieu, on lui adoucissait la peau, ou la blanchissait, on la parfumait ; en un mot, on y maquignonnait une cendrillon, comme on prépare un superbe cheval.

Je vis ensuite une armoire, où étaient les différentes essences, liqueurs et eaux à l’usage des Demoiselles.

Je remarquai l’eau de pucelle ; c’est un fort astringent avec lequel l’infâme Maqua réparait les beautés un peu délabrées, et rendait ce qu’une jeune fille ne peut perdre qu’une fois.

À côté de l’eau de pucelle, était l’essence à l’usage des monstres ; c’en était une dont on faisait rarement l’emploi ; cependant on a prétendu que l’exécrable appareilleuse en faisait quelquefois l’application sur de petites novices, dont elle hâtait ainsi la maturité en faveur des personnages du plus haut rang, dont la paillardise avait besoin d’être excitée par la fraîcheur, l’élasticité, l’ingénuité de l’enfance, mais chez qui la vigueur ne répondait pas aux désirs.

En revanche, il était une liqueur dont il se faisait une grande consommation. On voyait nombre de flacons du spécifique du Docteur Guilbert de Préval.

Ce scientifique fourré prétendait qu’il était à la fois indicatif, curatif et préservatif de la vérole, des chaudepisses, chancres, poulains, etc.

La Maqua Gourdan, l’une des plus intelligentes Maquas de l’univers entier, s’en servait ainsi, m’assura-t-on, dans le premier cas. Par des injections qu’elle faisait à une courtisanne qui se présentait chez elle, elle jugeait d’abord si elle n’était point saine, à des convulsions volontaires que la Nymphe éprouvait sur le champ.

D’autres fois, par une expérience plus sûre encore, elle en donnait en boisson, et, dans les vingt-quatre heures, les symptômes les plus caractérisés se développaient sur une beauté fraîche paraissant jouir de la meilleure santé.

Dans le troisième cas, enfin, elle n’avait pas d’autre recette, celle-ci étant la plus commode, la plus courte et la moins dispendieuse. Au moyen de cette utilité variée, elle faisait grand cas de l’inventeur scélérat du spécifique, et avait avec lui une intimité très étroite. Cependant le Docteur a été en procès avec la Maqua à l’occasion de son infernale découverte.

Du cabinet des bains, on passait dans le Cabinet de Toilette, où les élèves de ce recommandable Séminaire de Vénus recevaient leur seconde préparation.

Je ne t’y retiendrai pas longtemps, frère Eustache ; tu as sûrement assisté quelquefois à cet exercice journalier des femmes, et je ne t’apprendrais rien de nouveau. Imagine-toi seulement ce séjour garni de tout ce qui peut contribuer à rendre une Nymphe neuve et séduisante.

La salle de bal suivait après, et quoiqu’elle ne servit point à danser, elle n’était pas mal nommée, parce qu’en effet c’était là précisément où chaque fille, femme ou veuve recevait son déguisement convenable ; où la paysanne était métamorphosée en bourgeoise, et la femme de qualité quelquefois en cuisinière.

Un ami qui m’accompagnait, m’expliqua ce que signifiaient toutes les sortes d’habillements que nous y vîmes.

Il n’est qu’à Paris, frère Eustache, où l’on trouve de ces raffinements favorables à tant de supercheries qui s’y exercent. Les bordels de Londres, de Venise, de Rome, de Naples, n’approchent pas de l’endroit dont je te fais la description. Les personnes qui les tiennent dans ces capitales sont bien éloignées de l’esprit de ruse, d’intrigue et de scélératesse que possèdent si supérieurement les entremetteuses de Paris, et surtout celle dont je te parle.

Pour mieux te mettre au fait, l’ami, mon conducteur fit ouvrir une armoire, dans laquelle nous aperçûmes, avec le plus grand étonnement, une porte, mais sur laquelle il y avait un scellé.

Ne pouvant rompre le sceau de la justice, il me dit que cette porte rendait dans un appartement d’une maison voisine, où elle était recouverte d’une semblable armoire, de sorte que ceux qui y entraient ne se doutaient en rien de la communication : que cet appartement était occupé par un marchand de tableaux, de curiosités, etc. chez lequel tout le monde pouvait entrer sans scandale ; dont la maison d’ailleurs à porte cochère et dans une autre rue (la rue Saint-Sauveur, dans laquelle se rend la rue des Deux-Portes, où était la maison de l’infâme Gourdan) ne laissait soupçonner en rien l’objet de la venue des personnes qui s’y rendaient.

Ce marchand était d’intelligence avec la Maqua, sa voisine, et c’est de chez lui que pénétraient chez elle les Princes, les Prélats, les gens à simarre, les Dames de haut parage, qui avaient besoin d’une manière ou d’autre des exercices de l’exécrable Gourdan.

Au moyen de cette introduction furtive, et que les domestiques même ignoraient, on changeait, comme l’on voulait, de décoration en ce lieu.

L’Ecclésiastique pouvait se transformer en séculier, le magistrat en militaire, et se livrer ainsi, sans crainte d’être découverts, aux honteux plaisirs qu’ils y venaient chercher.

Les femmes cachant également leur grandeur et leurs titres sous la bure d’une Chambrière, ou dans les cornettes d’une Cauchoise[1], recevaient hardiment les vigoureux assauts du rustre grossier que leur avait choisi leur experte confidente pour assouvir leur indomptable tempérament. De son côté, le paysan grossier, croyant caresser sa semblable se livrait sans s’effaroucher, à toute l’impétuosité de son ardeur brutale.

De là, je passai avec mon conducteur dans l’infirmerie.

Que ce mot ne t’épouvante pas, cher Eustache ; il n’est point question de maladie pestilentielle, mais de ces voluptueux blasés dont il faut réveiller les sens flétris par toutes les ressources de l’art de la luxure.

Ce lieu ne recevait le jour que d’en haut, ce qui le rendait plus tendre ; de toutes parts on ne voyait sur les murs que des tableaux, des estampes lubriques ; ces attitudes, ces postures lascives, inventées pour allumer l’imagination et ranimer les désirs étaient répétées en sculpture, et les morceaux les plus orduriers des poëtes se lisaient encadrés, et contribuaient d’autant à enflammer le lecteur.

Au fond d’une alcove était un lit de repos de satin noir ; le ciel et les côtés étaient en glace, et répétaient non-seulement les objets de ce voluptueux boudoir, mais toutes les scènes même des acteurs, sur ce matelas de la débordée luxure.

En parcourant tant de choses, mes yeux se portèrent sur des petits faisceaux de genêt parfumé.

Je demandai ingénument à quoi cela servait. Mon conducteur me rit au nez et me dit : « Votre ignorance vous fait honneur ; je vous félicite de n’avoir pas besoin de ce secours ; mais comme cela pourrait arriver, il faut vous apprendre l’usage de ces verges, car ç’en sont de réelles, et elles sont destinées à une flagellation, même souvent violente.

« Il est des paillards malheureux qui se font de cette sorte agiter le sang à tour de bras par une ou deux expertes courtisannes.

« Ainsi en mouvement, le sang se porte dans les muscles, trop paresseux, organes du plaisir et ces libertins se trouvent alors une vigueur dont ils ne se seraient pas crus capables.

« Il en est d’autres qui ont recours à un moyen moins répugnant en apparence, mais plus funeste ; le voilà, »

En même temps, mon conducteur, homme qui avait l’expérience du local, tira d’une petite armoire une boîte, où étaient des pastilles en forme de dragées de toutes couleurs.

« Il suffit, continua-t-il, d’en manger une, et bientôt après, on se sent un nouvel homme. »

Ces pastilles étaient étiquetées : Pastilles à la Richelieu.

J’en demandai la raison. Mon conducteur répondit : que ce mémorable Maréchal de France en avait fait beaucoup d’usage, non pour lui, mais pour se rendre favorables les femmes dont il avait la fantaisie et qu’il avait trouvées rebelles : qu’en leur faisant manger de ces bonbons, il les avait toutes réduites : qu’ils avaient une efficacité telle, qu’ils excitaient le tempérament des plus vertueuses, et les rendaient folles d’amour pendant quelques heures.

Je témoignai à mon digne conducteur mon dégoût d’un secret qui, humiliant, avilissant l’amour-propre même du vainqueur, devait être pernicieux à la victime, et d’ailleurs la faire périr de douleur et de rage, revenue à son sang-froid.

Mon louable conducteur me raconta à cette occasion plusieurs scélératesses, d’un certain Comte de Sade, ce gentilhomme si renommé pour ses horreurs contre les femmes, horreurs qui, étant restées impunies, l’ont autorisé à en commettre de nouvelles. Vous connaissez comme moi la triste célébrité qui s’attache au nom de cet atroce marquis de Sade, gentilhomme Welche ou plutôt Cannibale. Par la honteuse impunité dont on le laisse indignement jouir, en le soustrayant sans cesse, à la vindicte des lois, on doit avouer que dans le superbe pays des Welches, tout scélérat du Royaume, tout bandit de la Capitale, tout roué de la cour en est quitte pour l’exil ou la prison. Voici, entre mille, une des prouesses infâmes, de cet exécrable débauché.

Ce Cannibale de Sade, donnant, il y a quelques années, un bal à Marseille, il avait empoisonné ainsi tous les bonbons qu’il y distribuait, et bientôt toutes les femmes brûlées d’une fureur utérine, et les hommes devenus autant d’Hercules, convertirent cette fête en lupercales, et la salle du bal en un lieu public de prostitution.

Je ne puis t’assurer, l’ami, s’il n’est pas résulté de morts de cette débauche, mais certainement beaucoup d’hommes en ont été malades. Tu te doutes bien que cela n’a pas été moins pernicieux à la santé du sexe.

L’indigne auteur de cette belle gentillesse, ayant par ce secours joui de la femme qu’il convoitait, s’est enfui avec elle, et quoiqu’on ait commencé une instruction contre lui, il pourra bien dans quelque temps imaginer quelque autre galanterie de ce genre.

« Au surplus, — continua mon conducteur, si, sans avoir recours à ce stimulant, il vous tombait sous la main une femme, ou plutôt une louve trop difficile à satisfaire, voilà de quoi l’assouplir ou l’assouvir et la mettre à la raison. »

Il montra en même temps une petite boule en forme de pierre, appellée pomme d’amour.

Il m’assura que la vertu en était si efficace, qu’introduite dans le centre du plaisir, elle entrait dans la plus vive agitation et causait à la femme tant de volupté qu’elle était obligée de la retirer avant que l’effet en cessât.

Mon complaisant guide ne pût me dire si les chimistes avaient analysé cette pierre, qui passe pour une composition, et dont les Chinois, dit-on, font grand usage.

J’observai alors, en maniant un de ces instruments ingénieux, inventés dans les couvents de filles pour suppléer aux fonctions de la virilité, que, sans doute, les bonnes connaisseuses négligeaient celui-ci pour l’autre.

« Oui, me répondit mon honnête conducteur ; mais comme les pommes d’amour ne se cueillent pas dans ce pays-ci, qu’il y a trop loin de Paris à Pékin, que tout au plus il s’en voit chez quelques curieux, il faut bien s’en tenir à l’ancien usage, et vous ne sauriez croire la quantité de lettres qu’on a trouvées dans la correspondance de l’infâme Gourdan, à qui les Abbesses et les simples religieuses s’adressaient pour être fournies de ce spécifique consolateur. »

Ce spécifique consolateur, phallus de cuir ou de velours, avec ou sans ressorts, vulgairement appelé Godemichet, est un engin aussi singulier qu’ingénieux, en usage depuis que le monde est monde. Les dames romaines s’en servaient bien avant les dames françaises, comme le prouve un passage du fougueux Pétrone.

Je vis ensuite une quantité de petits anneaux noirs, mais beaucoup plus grands que des bagues, et dont la destination ne paraissait pas faite pour les doigts. Je demandai ce que c’était.

« Encore une ressource, me dit mon digne guide, pour les paillards, qui, trouvant une courtisanne trop froide, ainsi qu’il leur arrive assez souvent de l’être, harassées, fatiguées, usées, comme elles sont communément dans les exercices de Vénus, ont désir de l’aiguillonner ; c’est pour cela qu’on nomme ces bagues, des aîdes. On les met, vous concevez où ; elles se prêtent suivant la grosseur du cavalier. Elles sont fort souples, mais en même temps elles sont parsemées de petits nœuds, qui excitent une telle titillation chez la femme, qu’elle est forcée de suivre l’impulsion de l’amoureux, et de prendre son allure. »

Pour finir l’inventaire de ces charmantes curiosités du joli cabinet de la petite Comtesse, je ne dois point omettre une multitude (qui tire à l’infini) de redingotes appellées d’Angleterre, je ne sais pourquoi.

Connais-tu, au surplus, frère Eustache, (non, tu ne connais pas ça, tu es trop simple) ces espèces de boucliers, qu’on oppose aux traits empoisonnés de l’amour, et qui n’émousse que ceux du plaisir ; préservatifs en baudruche, qui ne sont, à vrai dire, qu’une cuirasse contre le plaisir, et une toile d’araignée contre la vérole.

Mon guide et moi, nous ne fîmes que jeter un coup d’œil dans la chambre de la question.

C’est un cabinet où par de gazes transparentes, des trompe-valets, la maîtresse du lieu et ses dignes confidens voient et entendent tout ce qui s’y fait et s’y dit.

Ces trompes-valets[2] sont d’un grand secours pour les polissons de la police de Paris ; c’est pour les suppôts, mouches et mouchards de la dite louable police de l’honorable Capitale des Welches, une espèce de souricière.

Nous terminâmes, mon ami et moi, par une dernière pièce, que le concierge de la maison de l’infâme Maqua Gourdan appella le salon de Vulcain.

Je n’y trouvai rien d’extraordinaire qu’un fauteuil, dont la forme singulière me frappa.

« Asseyez-vous dedans, — me dit mon ami ; vous allez concevoir son utilité. »

À peine je m’y fus jeté que le mouvement de mon corps fit jouer une bascule. Le dos se renversa, et moi aussi.

Je me trouvai subitement étendu sur une espèce de lit de repos ; les jambes et les bras entièrement écartés des deux côtés de cet abominable fauteuil, et mollement retenus par de solides bandelettes, me laissaient complètement à la merci de chacun.

« Ma foi, répondis-je, les filets du Dieu de Lemnos ne valaient pas mieux. »

Mon très louable guide m’apprit que ceux-ci se nommaient les filets de Fronsac ; qu’ils avaient été imaginés par ce Seigneur, digne fils de son père, pour triompher d’une pucelle qui, quoique d’un rang très médiocre (c’était la nièce d’un savetier) avait résisté à toutes ses séductions, à tout son or et à toutes ses menaces.

Ce Fronsac, Duc et Pair de France, devenu furieux d’amour, se porta à commettre trois crimes à la fois pour assouvir sa passion ; il se rendit coupable d’incendie, de rapt et de viol.

Une belle nuit, il fait mettre le feu à la maison de cette jeune fille par des coupe-jarrets à ses ordres.

Une vieille Duègne, profitant du désordre qu’occasionna cet accident, s’empare de la fille, sous prétexte de lui donner un asile, et, l’ayant soustraite aux yeux de sa mère, la conduit dans ce repaire.

Le Duc de Fronsac y était ; on la précipite dans ce fauteuil infernal, et là, sans égard à ses larmes, à ses cris, à son effroi, il se livre à toutes les infâmies que peut lui suggérer sa coupable lubricité.

Le local de la petite Comtesse était disposé de façon que le bruit des plaintes, des sanglots, des hurlements même, ne pouvait se faire entendre au-dehors.

Ce ne fut qu’au bout de quelques jours, qu’au moyen des recherches de la police, l’indigne, l’exécrable mégère, complice des forfaits du scélérat Duc, fût obligée de relâcher sa proie.

Je frémis d’horreur à ce récit : « Comment, m’écriai-je, n’avoir point écartelé un scélérat coupable, de tant de forfaits ! »

« Non, — me dit mon conducteur, le feu Roi, instruit des faits, l’exila de sa Cour ; on commença une information, et l’argent fit le reste. Quand les clameurs publiques furent assoupies, il reparut à la Cour, il continua les fonctions de Gentilhomme de la chambre dont il a la survivance (du Maréchal-Duc de Richelieu, son père ;) et il les exerce aujourd’hui auprès du Monarque régnant. Et c’est de ce Prince austère, l’ami des mœurs, dont, sans qu’il le sache, la personne sacrée est encore souillée par les attouchements impurs de ce monstre de débauche et de corruption ! »

Après avoir examiné tout ce qu’il y avait de remarquable dans cette maison, il ne me restait plus rien à désirer pour satisfaire ma curiosité, que d’avoir communication de ce lubrique calendrier, où la petite Comtesse-Maqua, historienne de la police, rendait compte, jour par jour, nuit par nuit, de toutes les personnes qui entraient chez elle et de ce qui s’y passait.

Il ne m’a pas été possible, de voir ce fameux livre ; j’employai tous les moyens ; j’allai jusqu’à solliciter le président de la Tournelle lui-même. Il n’y eut pas moyen de le vaincre ; il se retrancha sur la gravité de son ministère, qui lui imposait la plus grande réserve sur cet article. Mais je vais t’en dédommager en te faisant l’histoire de cette pièce réellement très-curieuse.

Pour en connaître l’importance, il faut que tu saches, frère Eustache, que les bordels de la Capitale des Welches sont d’institution politique. Les matrones qui y président, par essence espionnes de la police, tiennent un registre exact de toutes les personnes qui viennent chez elles, et entrent à cet égard dans les détails les plus particuliers qu’elles peuvent apprendre. Tu sens, ami Eustache, combien ils doivent être amusans.

C’est sous le feu Roi, Louis XV, et surtout à la fin de son règne, que cet historique du libertinage de la Capitale des Welches, était fort recherché.

On prétend que c’est la trop fameuse Marquise de Pompadour qui, pour dissiper l’ennui de son auguste Amant, avait imaginé cette scandaleuse Gazette.

Le magistrat chargé de cette partie en dernier lieu (M. de Sartine) y donnait une attention particulière : il occupait journellement un Secrétaire de confiance très-intime, à rédiger de ces divers matériaux, un journal galant et luxurieux. Tu sens aisément, l’ami, que le Monarque et sa maîtresse en fesaient leurs plus chères délices ; tu conçois combien cette impudique Gazette avait dû prendre faveur sous le règne de la crapuleuse Comtesse du Barry, et les jolis commentaires qu’elle pouvait y faire, en lisant les turpitudes qu’on y dévoilait.

 
 

Le lieutenant de police d’aujourd’hui est déchargé de cette ignoble rédaction. Le jeune roi actuel (Louis XVI), amis des mœurs et de la vertu, a rejeté avec indignation une chronique aussi ignominieuse.

Mais ces archives d’horreurs et d’infâmies n’en subsistent pas moins, comme pouvant servir à diriger le Ministère dans quantité d’opérations sourdes, à lui fournir le fil de beaucoup de choses et le secret de presque toutes les familles.

O tempora ! O mores !


FIN.

  1. (D) Femmes du pays de Caux, en Normandie, qui conservent à Paris ordinairement le costume très-remarquable de leur province, et qui contribuent beaucoup, comme gentilles et disposées au libertinage, à recruter les bordels de la Capitale.
  2. (E) Un trompe-valets est une petite lucarne, qu’ont, à Paris, les marchands, au plancher de leur chambre, par où ils voient, quand ils le veulent, ce qui se passe dans leur boutique.