Oraison funèbre de très-haute et très-puissante Dame, Madame Justine Pâris/3

ORAISON FUNÈBRE

DE

TRÈS-HAUTE ET TRÈS-PUISSANTE DAME

MADAME JUSTINE PARIS.


˜˜˜˜˜˜˜˜

La vérole, ô mon Dieu, m’a criblée
jusqu’aux os !
Ces paroles sont tirées de M. Robé de Beauvezet, dans son Débauché converti.


Aimer le plaisir jusqu’à s’en rendre la victime, lui sacrifier ce qu’on a de plus cher, ne point craindre la mort, pourvu qu’on la reçoive au sein de la volupté, c’est un héroïsme dont il est, sans doute, peu d’âmes privilégiées qui en soient susceptibles.

Combien plus admirable n’est pas cet héroïsme dans un sexe aussi faible, aussi délicat que le nôtre ?

Et ce fut à ce période, mes chères filles, que le poussa l’illustre compagne que nous regrettons, l’incomparable Justine.

Aussi croirais-je avoir déjà fait son éloge, en lui attribuant ces paroles de mon texte : la vérole, ô mon Dieu, l’a criblée jusqu’aux os !

Mais, j’ai moins voulu entreprendre son panégyrique que votre instruction.

Eh ! comment mieux vous instruire qu’en vous rappelant les merveilleuses qualités de cette héroïne ?

Je vous retracerai ses fatigues incroyables dans une carrière où elle est entrée dès sa plus tendre enfance, son courage dans les attaques, sa fermeté dans les traverses, sa constance dans les disgrâces, sa modestie dans les triomphes.

Je couronnerai son front des lauriers moissonnés par ses mains.

Je vous peindrai surtout sa mort, circonstance la plus glorieuse de sa vie.

Justine naquit de parents pauvres, mais vigoureux.

Consumés tous deux d’une maladie héréditaire, ils n’en conçurent l’un pour l’autre qu’une passion plus violente, ils confondaient leurs maux ensemble et ils les oubliaient.

Des plaisirs si réitérés conduisirent bientôt au lit de la mort les dignes parents de l’incomparable Justine.

S’y voyant sans ressource, sans espérance de toutes les Facultés du monde, ils appelèrent leur fille, cette chère Justine, qui comptait alors douze ans.

« Fruit précieux de notre tendresse, lui dirent-ils, nous n’avons plus qu’un instant à vivre, et nous ne saurions mieux l’employer qu’à vous donner un conseil qui fera le bonheur de votre vie, si vous le suivez.

« Comptez pour rien tous les jours que vous n’aurez pas consacrés au plaisir. Qu’importe qu’ils soient longs, s’ils ne sont pas remplis !

« Croyez-nous, cher rejeton de notre amour ; nous n’avons point d’intérêt de vous tromper en ce moment.

« Puisse cette maxime être à jamais gravée dans votre cœur ! Puisse-t-elle vous être rappelée sans cesse par l’image de notre mort ! »

À ces mots, les dignes parents de l’incomparable Justine ramassent leurs forces, ils s’entrelacent ; leurs âmes s’unissent, et ils expirent.

Le tableau était frappant.

Justine, d’un coup d’œil rapide, en saisit tous les traits.

Elle n’en exhala point sa douleur en vains soupirs ; elle n’en versa point de larmes inutiles.

Que le préjugé se taise ici ; respectons les actions d’une héroïne, et ne les mesurons point sur celles du faible vulgaire.

À l’aide du grossier artisan, constructeur du cercueil qui devait recevoir le corps des deux époux, sur cet autel funéraire, Justine offrit à leurs mânes un sacrifice plus doux pour elle et plus agréable pour eux[1].

Elle sentit alors l’utilité des avis d’un père et d’une mère mourants ; elle découvrit en elle une source intarissable de volupté : elle comprit qu’en lui dictant cette maxime, ses parents lui avaient laissé l’héritage le plus précieux.

Elle ne s’en tint pas à ces premiers essais ; ses succès s’étendirent bientôt ; sa réputation et sa beauté lui acquirent des esclaves distingués.

Tous les jours de sa brillante jeunesse étaient marqués par de nouveaux triomphes.

Il est dans la bonne ville de Paris, dans cette capitale de la noble France, un temple consacré à Vénus, école des talents, du goût et des plaisirs, où de jeunes prêtresses sont formées aux arts aimables qui peuvent émouvoir les sens et les séduire.

Les unes charment l’oreille en célébrant les louanges de leur déesse ; d’autres par des danses passionnées, en rappellent les aventures, en peignent les situations les plus voluptueuses ; toutes s’efforcent à l’envi d’allumer dans tous les cœurs ce beau feu, âme de l’univers, qui tour à tour le consume et le reproduit.

Le mérite naissant de Justine la fit admettre dans cet aimable séminaire.

Elle y perfectionna ses dispositions précoces au plaisir ; elle ne tarda pas à trouver l’occasion de les faire valoir et de les développer avec éclat.

Le Turc était venu dans ce temps à Paris rendre hommage à la puissance du Roi.

Vous connaissez le renom de cette nation de Mustapha, mes chères filles, et, s’il n’est aucune de vous qui ait reçu les embrassements de quelqu’un de ces étrangers, si vous ne savez, par expérience, quels héros ce sont dans les champs de Vénus, ce n’est pas que vous n’ayez entendu parler souvent de leurs exploits.

Ce temple même, ce sérail qui emprunte son nom d’eux, vous retrace l’image de leur valeur : il atteste quels sectateurs ardents ils sont de la divinité que nous adorons toutes.

Mehemet Effendi, ambassadeur de la Sublime Porte, excellait par dessus tous ses compatriotes : jamais femme n’avait encore eu l’honneur de le mettre aux abois.

Nouvel Anthée, ses chutes semblaient lui donner de nouvelles forces : on eût dit qu’il sortait du combat toujours reposé, toujours frais, toujours neuf.

Déjà les compagnes de l’incomparable Justine avaient été défaites par ce superbe vainqueur.

Elle s’offrit à son tour avec confiance sur le champ de bataille ; une nuit entière elle soutint les assauts de l’impétueux musulman.

Enfin, elle l’attaqua elle-même ; le pressa, le terrassa, l’anéantit : le taureau turc baissa sa lance, il s’avoua vaincu.

Quel triomphe ! mes chères filles ! cette mémorable action fut gravée, en caractères d’or, dans les fastes de Cythère.

Mais qu’un grand nom est un pesant fardeau ! il attire à la fois et l’admiration et l’envie.

Justine, l’incomparable Justine ne l’éprouva que trop.

Elle fut obligée de quitter un séjour où la jalousie empoisonnait sa gloire et son bonheur ; elle résolut de voyager.

Paris (et il n’y a qu’un Paris dans le monde), Paris ne devait pas posséder seul une si rare merveille.

Plusieurs nations furent les témoins de ses exploits. Les héros les plus fameux de l’Europe luttèrent tour à tour contre elle et furent défaits.

L’incomparable héroïne de Cythère, Paphos, Amathonte, parcourut l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Suède, la Russie, tous les pays du Nord et du Midi.

Étrangère en ces contrées, la différente façon de combattre les peuples qui les habitaient ne lui parut pas nouvelle.

Flegmatique avec l’Anglais, grave avec l’Espagnol, emportée avec l’Allemand, à la glace avec les gens du Nord, elle se fit toute à tous, comme dit saint Paul, s’offrit partout et triompha de tous.

Elle termina ses voyages par l’Italie : elle fut à Rome, cette reine du monde, ce centre de la paillardise. Là, mes chères filles, sous la pourpre gît la luxure la plus effrénée. Là, de pieux fainéants consacrent leurs loisirs au raffinement des voluptés. Là, des vieillards blanchis sous le harnais de Vénus, semblent ne plus vivre, ne plus respirer que par le plaisir.

Quel champ de gloire à moissonner pour notre compagne ! mais aussi quels travaux ! il lui fallut pratiquer toutes les marches, toutes les contre-marches des Italiens, se mettre en garde contre toutes leurs ruses, faire une guerre d’artifice, d’autant plus pénible qu’elle est plus longue ; enfin se montrer aussi profonde dans l’art des Arétins que l’Éminence la plus consommée.

On ne peut refuser à Justine cette fameuse couronne qu’autrefois les Scipions et les Emiles allaient recevoir au Capitole, et qui depuis a été consacrée aux grands artistes, aux hommes célèbres dans tous les genres.

Il faut l’avouer pourtant : si Justine avait toujours l’avantage, Justine n’était pas toujours invulnérable. Elle revint couverte de lauriers ; mais ces lauriers couvraient des blessures, et si, à vingt-deux ans, elle comptait plus de succès que n’en compta la fameuse Ninon de l’Enclos après un siècle de vie, ou plutôt s’ils étaient déjà innombrables, ses cicatrices l’étaient aussi.

Parlons sans figures. Ses parents, en lui transmettant cette vigueur et cet amour de la volupté, qualités héréditaires dans sa famille, lui avaient transmis une maladie qui en est le fruit.

Cette maladie, née avec elle, fomentée par le plaisir, accrue par les veilles, était devenue incurable par les travaux et les fatigues de notre héroïne.

Toutefois, elle semblait l’avoir respectée jusque-là ; mais ce levain malheureux, mêlé aux levains étrangers qu’elle avait ramassés de toutes parts, vint à fermenter. Déjà tout l’intérieur de sa machine s’en ressentait, la masse de ses humeurs en était infectée : il ne circulait plus que du poison dans ses veines au lieu de sang, et Justine pouvait s’écrier, encore plus que M. Robé de Beauvezet : La vérole, ô mon Dieu, m’a criblée jusqu’aux os !

Tel était son état quand elle revint dans sa patrie. Elle sentit l’horrible ravage qui se faisait au dedans d’elle-même, et n’en fut pas épouvantée.

Avertie par là qu’elle n’avait plus longtemps à jouir, elle résolut d’en mieux employer le peu de jours qui lui restaient. Heureusement que sa figure, quoique altérée par le mal qui la minait intérieurement, était encore séduisante.

C’était un bâtiment dont les dehors gracieux, en laissant entrevoir des ruines, faisaient toutefois plaisir à la vue et arrêtaient le spectateur.

Ses succès recommençaient en cette ville, lorsqu’il lui survint une disgrâce qui épura son mérite, mit le comble à sa célébrité, et nous donna lieu de nous lier de l’amitié la plus étroite [2].

L’envie triompha cette fois. Cette illustre fille fut conduite en cet édifice superbe que la magnificence de nos rois a fait construire pour la retraite des femmes invalides. J’y gémissais depuis longtemps dans une dure captivité. Sa présence fit naître la joie dans mon cœur. Je la voyais pour la première fois, et je trouvai que la renommée n’en avait rien dit de trop.

Un coup de sympathie nous fit sentir une tendresse réciproque, et je fus presque fâchée d’obtenir une liberté qui m’empêchait de jouir de la société de cette aimable compagne.

Cependant on essayait de dompter ce courage rebelle. Déjà les Esculapes et les Machaons[3] mettaient en œuvre tout leur art pour en arrêter la fougue : ce fut inutilement ; ils devinrent eux-mêmes les victimes de l’art de Justine.

Ces faibles humains éprouvèrent combien il était dangereux de voir de trop près ses charmes. Il fallut donner l’essor à une héroïne dont rien ne pouvait contenir l’impétuosité.

Ce fut alors qu’elle fonda cette maison, qu’elle me prit avec elle pour y présider sous son inspection.

Plusieurs années de la vie de Justine s’écoulèrent de nouveau dans des fêtes délicieuses. Je ne sais combien d’illustres amants voulurent partager ses trophées et ses cicatrices.

Je ne vous retracerai pas, mes chères filles, la dernière partie de sa vie. Vous en avez été les témoins, et votre ardeur à suivre ses exemples est une preuve de l’impression qu’ils faisaient sur vous.

Vous savez avec quelle intrépidité elle voyait approcher à pas lents cette mort, l’écueil des héros, et qui mit le comble à sa gloire.

Soustraite depuis quelques jours à vos regards, c’est surtout dans ces derniers instants qu’elle a montré une fermeté dont je vais vous faire le récit pour votre édification.

Détruite en détail, cette héroïne s’est toujours survécue à elle-même. Elle voyait peu à peu diminuer le nombre de ses membres, et son grand cœur n’en était point affaibli. Son âme, retranchée en cet endroit du corps, centre de la vie, où elle a semblé établir son siége, paraissait avoir abandonné la défense du reste pour veiller à cette partie précieuse.

Imaginez-vous un roi qui laisse piller son palais, et qui, immobile sur le trône, ne veut s’ensevelir que sous les ruines de ce dernier attribut de la majesté.

Mais, que vois-je, mes chères filles ! vos sanglots redoublent ! Ils me coupent la parole ! Et quoi, malheureuses ! Des pleurs stériles seront-ils l’offrande que vous présenterez au tombeau de votre concitoyenne ! Songez que si quelquefois les larmes sont une preuve de la bonté du cœur, elles le sont encore plus souvent de sa faiblesse.

Le dirai-je ? Je tremble que sous ces regrets que vous arrache le sort de Justine, vous ne déguisiez la crainte d’en éprouver un pareil. Ah ! Si mon soupçon était réel, mes chères filles, si quelqu’une de vous avait cette lâcheté, qu’elle se lève, qu’elle sorte ; elle n’est pas digne de cette maison !

Mais plutôt qu’elle reste ! Qu’elle apprenne que la mort de Justine fut, non la peine, mais la récompense de ses travaux, et qu’il n’est pas donné à toutes de la mériter.

Moi-même qui vous parle, combien de fois ne me suis-je pas vue attachée au lit de douleur ? Combien de fois ne me suis-je point écriée : La vérole, ô mon Dieu, m’a criblée jusqu’aux os !

J’en suis revenue autant de fois. Que ne puis-je vous montrer mes anciennes blessures ! — Là, vous dirais-je, une pierre vraiment infernale me fit ces horribles cavités : ici, le fer impitoyable détruisait une partie de moi-même pour sauver l’autre ; par ce canal, affreusement obstrué, des liqueurs brûlantes entraînaient avec mes humeurs le venin qui les corrompait. Ma peau, partout cicatrisée, tous mes nerfs affaiblis n’attestent que trop les douloureux frottements que toutes les parties de mon corps ont essuyés. Actuellement, les yeux caves et troubles, les joues allongées, le front couronné du chapelet fatal, je porte sur moi les symptômes de la vérole qui m’a criblée jusqu’aux os.

Vous le savez pourtant, je suis intrépide : six champions vigoureux se relèvent infatigablement à mon service. Puissé-je mériter la mort de l’héroïne que nous célébrons ! Puisse mon âme, comme la sienne, s’écouler avec ma subsistance toute fondue, pour ainsi dire, en torrent de volupté !

Je n’exige pas ces souhaits de vous, mes chères filles ! si l’espoir d’une mort glorieuse fait les héros, l’espérance de l’éviter soutient le commun des guerriers. C’est cette espérance qui doit vous animer, mes chères filles.

Déjà les portes s’ouvrent, quelques équipages entrent dans nos cours ; des essaims de fous en sortent ; ils amènent avec eux la joie et les plaisirs.

Essuyez vos pleurs, rassérenez votre visage ; que l’enjouement et les grâces s’y peignent de nouveau : reprenez vos sacrifices ordinaires ; que le plus pur sang des victimes efface les larmes dont les marbres de ce salon pourraient être souillés, et songez surtout que ce n’est qu’en imitant Justine que vous honorerez sa mémoire ! Amen.



  1. (A) Selon George Interiano, Génois, les Scythes ou Tartares Circassiens croient si peu qu’il soit honnête de pleurer les morts, qu’une femme serait déshonorée chez eux, si elle était seulement convaincue d’avoir légèrement soupiré aux obsèques de son mari, auxquelles on a coutume, entr’autres réjouissances, de déflorer à la vue de tous les assistants une fille de 12 à 14 ans, comme pour narguer la nature.
  2. (B) La drôlesse Gourdan rappelle à ses Nymphes, le souvenir de sa première rencontre avec Justine, à l’Hôpital des femmes vérolées.
  3. (C) Machaon, fils d’Esculape, était un célèbre médecin de l’antiquité.