Oliver Twist/Chapitre 35

Traduction par Alfred Gérardin sous la direction de P. Lorain.
Librairie Hachette et Cie (p. 254-261).
CHAPITRE XXXV.
Résultat désagréable de l’aventure d’Olivier, et entretien intéressant de Henry Maylie avec Rose.

Quand les gens de la maison, attirés par les cris d’Olivier, furent accourus à l’endroit d’où ils partaient, ils le trouvèrent pâle et bouleversé, indiquant du doigt les prairies derrière la maison, et pouvant à peine articuler ces mots : « Le juif ! le juif ! »

M. Giles ne put se rendre compte de ce que ce cri signifiait ; mais Henri Maylie, qui avait l’entendement un peu plus prompt et qui avait appris de sa mère l’histoire d’Olivier, comprit tout de suite ce que cela voulait dire.

« Quelle direction a-t-il prise ? demanda-t-il en s’armant d’un lourd bâton qu’il trouva dans un coin.

— Celle-là, répondit Olivier, en montrant du doigt le chemin que ces hommes avaient pris. Je viens de les perdre de vue à l’instant.

— Alors, ils sont dans le fossé ! dit Henry ; suivez-moi, et tenez-vous aussi près de moi que possible. »

Tout en parlant, il escalada la haie, et prit sa course avec tant de rapidité que les autres eurent beaucoup de peine à le suivre.

Giles le suivait de son mieux et Olivier aussi. Au bout d’une ou deux minutes, M. Losberne, qui rentrait après avoir fait un tour au dehors, escalada la haie derrière eux, et déployant plus d’agilité qu’on n’eût pu en soupçonner chez lui, se mit à courir dans la même direction, avec une vitesse assez remarquable, en criant à tue-tête pour demander ce qu’il y avait.

Ils prirent donc tous leur course, sans s’arrêter une seule fois pour reprendre haleine, jusqu’à ce que Henry, arrivé à un angle du champ indiqué par Olivier, se mit à fouiller soigneusement le fossé et la haie voisine ; ce qui laissa le temps aux autres de le rejoindre et permit à Olivier de faire part à M. Losberne des circonstances qui avaient occasionné cette poursuite acharnée.

Les recherches furent vaines : ils ne trouvèrent même pas de récentes empreintes de pas. Ils étaient parvenus au sommet d’une petite colline d’où l’on dominait la plaine en tous sens, à trois ou quatre milles à la ronde ; on apercevait le village sur la gauche dans un ravin ; mais pour l’atteindre, en suivant la direction indiquée par Olivier, les fugitifs auraient eu à faire un trajet en plaine, qu’ils ne pouvaient avoir effectué en si peu de temps. Un bois épais bordait la prairie de l’autre côté, mais ils ne pouvaient pas s’y être mis à couvert pour la même raison.

« Il faut que vous l’ayez rêvé, Olivier ! dit Henry Maylie en le prenant à part.

— Oh ! certes non, monsieur, répondit Olivier en frissonnant au souvenir de la mine du vieux misérable ; je l’ai trop bien vu pour en douter, je les ai vus tous deux comme je vous vois là.

— Qui était l’autre ? demandèrent à la fois Henry et M. Losberne.

— Le même homme qui m’a abordé si brusquement à l’auberge, dit Olivier ; nous avions les yeux fixés l’un sur l’autre, et je jurerais bien que c’était lui.

— Et ils ont pris ce chemin ? demanda Henry ; en êtes-vous certain ?

— Comme je le suis qu’ils étaient à la fenêtre, répondit Olivier, en montrant du doigt la haie qui séparait le jardin de la prairie ; le grand l’a franchie juste en cet endroit, et le juif a fait quelques pas à droite en courant et s’est glissé par cette ouverture. »

Les deux messieurs examinaient l’expression de franchise qui se peignait sur la figure d’Olivier tandis qu’il parlait ainsi ; ils échangèrent un regard, et parurent satisfaits de la précision des détails qu’il leur donnait ; il n’y avait pourtant nulle part la moindre trace des fugitifs. L’herbe était haute, elle n’était foulée nulle part, sauf aux endroits par où avait eu lieu la poursuite ; le bord des fossés était argileux et détrempé, et nulle part on n’apercevait d’empreintes de pas ni le plus léger indice qui pût révéler qu’un pied humain eût foulé ce sol depuis plusieurs heures.

« Voilà qui est étrange ! dit Henry.

— Étrange en vérité, répéta le docteur ; Blathers et Duff en personne y perdraient leur latin. »

Malgré le résultat infructueux de leurs recherches, ils les continuèrent jusqu’à ce que la nuit rendît tout nouvel effort inutile, et, même alors, ils n’y renoncèrent qu’à regret. Giles avait été dépêché dans les divers cabarets du village, muni de tous les détails que put donner Olivier sur l’extérieur et la mise des deux étrangers ; le juif surtout était assez facile à reconnaître, en supposant qu’on le trouvât à boire ou à flâner quelque part ; mais Giles revint sans fournir aucun renseignement qui pût dissiper ou éclaircir ce mystère.

Le lendemain, nouvelles recherches, nouvelles informations, mais sans plus de succès. Le surlendemain, Olivier et M. Maylie se rendirent au marché de la ville voisine, dans l’espoir de voir ou d’apprendre quelque chose relativement aux deux individus ; cette démarche fut également infructueuse. Au bout de quelques jours on commença à oublier l’affaire, comme il arrive le plus souvent quand la curiosité, n’étant alimentée par aucun incident nouveau, vient à s’éteindre d’elle-même.

Pendant ce temps Rose se rétablissait rapidement ; elle avait quitté la chambre ; elle pouvait sortir, et, en partageant de nouveau la vie de la famille, elle avait ramené la joie dans tous les cœurs.

Mais, bien que cet heureux changement eût une influence visible sur le petit cercle qui l’entourait, bien que les conversations joyeuses et les rires se fissent de nouveau entendre dans le cottage, il y avait parfois une contrainte singulière chez quelques-uns de ses hôtes, chez Rose même, et qui ne put échapper à Olivier. Mme Maylie et son fils restaient souvent enfermés pendant des heures entières, et plus d’une fois on put s’apercevoir que Rose avait pleuré. Quand M. Losberne eut fixé le jour de son départ pour Chertsey, ces symptômes augmentèrent, et il devint évident qu’il se passait quelque chose qui troublait la tranquillité de la jeune demoiselle et de quelque autre encore.

Enfin, un matin que Rose était seule dans la salle à manger, Henry Maylie entra, et lui demanda, avec quelque hésitation, la permission de l’entretenir quelques instants.

« Rose, il suffira de deux ou trois mots, dit le jeune homme en approchant sa chaise de la sienne : ce que j’ai à vous dire, vous le savez déjà ; les plus chères espérances de mon cœur ne vous sont pas inconnues, quoique vous ne me les ayez pas encore entendu exprimer. »

Rose était devenue très pâle en le voyant entrer, mais ce pouvait être l’effet de sa récente maladie. Elle se contenta de le saluer ; puis, se penchant vers des fleurs qui se trouvaient à sa portée, elle attendit en silence qu’il continuât :

« Je crois… dit Henri, que… je devrais déjà être parti.

— Oui, répondit Rose ; pardonnez-moi de vous parler ainsi, mais je voudrais que vous fussiez parti.

— J’ai été amené ici par la plus douloureuse, la plus affreuse de toutes les craintes, dit le jeune homme, la crainte de perdre l’être unique sur lequel j’ai concentré tous mes désirs, toutes mes espérances ; vous étiez mourante, en suspens entre le ciel et la terre. Et nous savons que, lorsque la maladie s’attaque à des personnes jeunes, belles et bonnes, leur âme sans tache se tourne d’elle-même vers le brillant séjour de l’éternel repos ; nous ne savons que trop que ce qu’il y a de plus beau et de meilleur ici-bas est souvent moissonné dans sa fleur. »

Des larmes roulaient dans les yeux de la charmante jeune fille en entendant ces paroles, et, quand l’une d’elles tomba sur la fleur sur laquelle elle était penchée, et brilla dans son calice qu’elle embellissait encore, il sembla qu’il y avait une parenté entre ces larmes, rosée d’un cœur jeune et pur, et les plus charmantes créations de la nature.

« Un ange, continua le jeune homme d’un ton passionné, une créature aussi belle et aussi céleste qu’un des anges du ciel, ballottée entre la vie et la mort ; oh ! qui pouvait espérer, quand ce monde lointain, sa vraie patrie, s’ouvrait déjà à ses yeux, qu’elle reviendrait partager les douleurs et les maux de celui-ci ? Savoir, Rose, que vous alliez passer et disparaître, comme une ombre vaine, sans aucun espoir de vous conserver à ceux qui souffrent ici-bas ; sentir que vous apparteniez à cette sphère éclatante vers laquelle tant d’êtres privilégiés ont pris dès l’enfance ou dès la jeunesse leur vol matinal, et pourtant prier le ciel, au milieu de ces pensées consolantes, de vous rendre à ceux qui vous aiment : ce sont là des tortures trop cruelles pour les forces humaines ; voilà ce que j’ai enduré nuit et jour, et avec la crainte inexprimable et le regret égoïste que vous ne vinssiez à mourir sans savoir au moins avec quelle adoration je vous aimais : il y avait là de quoi perdre la raison. Vous avez échappé à la mort, de jour en jour et presque d’heure en heure les forces vous sont revenues, et, ranimant le peu de vie qui vous restait encore, vous ont rendu la santé. Je vous ai vue passer de la mort à la vie ; ne me dites pas que vous voudriez que je n’eusse pas été là, car cette épreuve m’a rendu meilleur.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, répondit Rose en pleurant ; je voudrais seulement que maintenant vous fussiez parti, pour continuer à poursuivre un but grand et noble… un but digne de vous.

— Il n’y a pas de but plus digne de moi et plus digne de la nature la plus élevée qui existe, que de lutter pour mériter un cœur comme le vôtre, dit le jeune homme en lui prenant la main. Rose, ma chère Rose, il y a des années, bien des années que je vous aime, et que j’espère arriver à la réputation pour revenir tout fier près de vous et vous dire que je ne l’ai cherchée que pour la partager avec vous ; je me demandais dans mes rêves comment je vous rappellerais, à cet heureux moment, les mille gages d’attachement que je vous ai donnés dès l’enfance, et réclamerais ensuite votre main, comme pour exécuter nos conventions muettes dès longtemps arrêtées entre nous. Ce moment n’est pas arrivé ; mais, sans avoir encore conquis de réputation, sans avoir réalisé les rêves ambitieux de ma jeunesse, je viens vous offrir le cœur qui vous appartient depuis si longtemps et mettre mon sort entre vos mains.

— Votre conduite a toujours été noble et généreuse, dit Rose, en maîtrisant l’émotion qui l’agitait, et, comme vous êtes convaincu que je ne suis ni insensible ni ingrate, écoutez ma réponse.

— Il faut que je tâche de vous mériter, voilà votre réponse, n’est-ce-pas, ma chère Rose ?

— Il faut que vous tâchiez, répondit Rose, de m’oublier, non pas comme votre amie depuis longtemps chèrement attachée à vous, Henry, cela me ferait trop cruellement souffrir ; mais comme objet de votre amour. Voyez le monde, songez combien il renferme de cœurs que vous seriez aussi glorieux de conquérir. Changez seulement la nature de votre attachement, et je serai la plus sincère, la plus dévouée, la plus fidèle de vos amies. »

Il y eut un instant de silence pendant lequel Rose, qui avait mis une main sur sa figure, donna un libre cours à ses larmes ; Henry lui tenait toujours l’autre main.

« Et vos raisons, Rose, dit-il enfin à voix basse, vos raisons pour prendre un tel parti ? puis-je vous les demander ?

— Vous avez le droit de les connaître, répondit Rose, vous ne pouvez rien dire qui ébranle ma résolution. C’est un devoir dont il faut que je m’acquitte, je le dois aux autres et à moi-même.

— À vous-même ?

— Oui, Henry ; je me dois à moi-même, moi sans fortune et sans amis, avec une tache sur mon nom, de ne pas donner au monde lieu de croire que j’ai bassement profité de votre premier entraînement, pour entraver par mon mariage les hautes espérances de votre destinée. Je dois à vous et à vos parents de vous empêcher, dans l’élan de votre générosité, de vous créer cet obstacle à vos succès dans le monde.

— Si vos inclinations sont d’accord avec ce que vous appelez votre devoir… commença Henry.

— Elles ne le sont pas, répondit Rose en rougissant.

— Alors vous partagez mon amour ? dit Henry. Dites-le moi seulement, Rose ; un seul mot pour adoucir l’amertume de ce cruel désappointement.

— Si j’avais pu le faire sans nuire à celui que j’aimais, répondit Rose, j’aurais…

— Reçu cette déclaration d’une manière toute différente, dit vivement Henry ; ne me le cachez pas au moins, Rose.

— Peut-être, dit Rose. Voyons ! ajouta-t-elle en dégageant sa main, pourquoi prolonger ce pénible entretien ? bien pénible pour moi surtout, malgré le bonheur durable dont il me laissera le souvenir : car ce sera pour moi un bonheur que de savoir la place honorable que j’ai tenue dans votre cœur, et chacun de vos triomphes dans la vie ne fera qu’accroître ma fermeté et mon courage. Adieu, Henry ! car nous ne nous rencontrerons plus comme nous nous sommes rencontrés aujourd’hui ; soyons longtemps et heureusement unis par d’autres liens que ceux que cette conversation suppose, et puissent les prières ferventes d’un cœur droit et aimant faire descendre sur vous toutes les bénédictions, les faveurs du ciel !

— Encore un mot, Rose, dit Henry. Dites-moi vous-même vos raisons ; laissez-moi les entendre de votre propre bouche.

— L’avenir qui vous est ouvert est brillant, répondit Rose avec fermeté ; vous pouvez prétendre à tous les honneurs auxquels on peut atteindre dans la vie publique, avec de grands talents et de puissants protecteurs ; mais ces protecteurs sont fiers, et je ne fréquenterai jamais ceux qui tiendraient en mépris la mère qui m’a donné la vie, pas plus que je ne veux attirer de disgrâces ou d’avanies au fils de celle qui m’a si bien tenu lieu de mère. En un mot, dit la jeune fille en détournant la tête, car elle sentait son courage l’abandonner, il y a sur mon nom une de ces taches que le monde fait rejaillir sur des têtes innocentes ; je ne veux la faire partager à personne ; nul autre que moi n’en aura le reproche.

— Un mot encore, Rose, ma chère Rose ! un seul mot, dit Henry en se jetant à ses pieds ; si je n’avais pas été dans une position que le monde appelle heureuse, si une existence paisible et obscure m’eût été réservée, si j’avais été pauvre, faible, sans amis, m’auriez-vous éloigné de vous ? Est-ce la perspective des richesses et des honneurs qui m’attendent peut-être, qui fait naître en vous ces scrupules sur votre naissance ?

— Ne me forcez pas de répondre à cela, répliqua Rose ; là n’est pas la question ; ce serait mal à vous d’insister.

— Si votre réponse est telle que j’ose presque l’espérer, répondit Henry, elle fera luire sur ma vie un rayon de bonheur. Est-ce donc si peu de chose que de faire tant de bien, avec quelques mots seulement, à quelqu’un qui vous aime par-dessus tout ? Ô Rose ! au nom de mon ardente et durable affection, par tout ce que j’ai souffert pour vous, par tout ce que vous me condamnez à souffrir, je vous en conjure, répondez seulement à cette question.

— Eh bien ! si votre destinée eût été différente, dit Rose ; si vous aviez été même un peu, mais non pas tant, au-dessus de moi ; si j’avais pu me flatter d’être pour vous un soutien, un appui dans une position paisible et retirée, mais non au milieu des pompes et des splendeurs du monde, je ne me serais pas condamnée à cette épreuve. J’ai tout lieu d’être heureuse, très heureuse, maintenant ; mais alors, Henry, j’avoue que j’aurais été plus heureuse encore. »

Les souvenirs, les espérances d’autrefois, qu’elle avait si longtemps caressées, se pressaient dans l’esprit de Rose en faisant cet aveu ; elle fondit en larmes, comme il arrive toujours quand on voit s’évanouir une vieille espérance, et les larmes la soulagèrent.

« Je ne puis triompher de cette faiblesse, et elle ne fait que m’affermir dans ma résolution, dit Rose en lui tendant la main. Maintenant, il faut décidément nous quitter.

— Je vous demande une promesse, dit Henri. Une fois, une seule fois encore, dans un an ou peut-être beaucoup plus tôt, laissez-moi traiter encore avec vous ce sujet ; ce sera pour la dernière fois.

— Vous n’insisterez pas pour me faire changer de résolution, répondit Rose avec un mélancolique sourire ; ce serait peine perdue.

— Non, dit Henry ; vous me la répéterez si vous voulez, vous me la répéterez d’une manière définitive. Je mettrai à vos pieds ma position et ma fortune, et, si vous persévérez dans votre résolution présente, je ne chercherai ni par paroles, ni par actions, à vous faire changer.

— Soit, répondit Rose ; ce ne sera qu’une douloureuse épreuve de plus, et d’ici là je tâcherai de me préparer à la supporter mieux. »

Elle lui tendit encore la main ; mais le jeune homme la serra dans ses bras ; déposa un baiser sur son beau front, et sortit vivement.