Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/5/4

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome 1Furne, Libraire-éditeurTome I. — Ballades, etc (p. 388-432).


CHANT QUATRIÈME.
La prophétie.

I.

— La rose a plus d’éclat lorsqu’elle vient d’éclore , et l’espérance brille surtout quand elle naît au milieu des craintes ; la rose est bien plus suave si elle est encore humide de la rosée du matin ; l’Amour a plus d’attraits quand il verse des larmes : beau rosier sauvage, que l’imagina- tion embellit encore, je couronne ma tète de tes fleurs, emblème de l’espérance et de l’amour.

Ainsi parlait le jeune Norman, héritier d’Armandave , à l’heure où le soleil se levait sur les ondes du Vennachar.

II.

Le souvenir de sa bien-aimée inspirait le nouvel époux, qui soupirait en murmurant le nom de Marie. Pendant qu’il dépouillait le rosier de ses fleurs, il avait à ses pieds son arc et sa bâche : car il avait été placé en sentinelle entre le lac et le bois. Mais silence ! les pas d’un guerrier qui s’approche retentissent sur le rocher : Norman saisit ses armes à la hâte.

— Arrête, ou tu péris ! dit-il... Quoi ! c’est toi ! ajoute-t-il aussitôt en reconnaissant Malise ; te voilà bientôt de retour de Donne ! ton empressement et ton regard m’annoncent que tu apportes des nouvelles de l'ennemi.

En effet, pendant que le clan se rassemblait sous les drapeaux du Chef, Malise était allé remplir un message secret.

— Où repose Roderic ? demanda l’écuyer.

— Il s’est endormi à l’écart dans cette ravine, répondit Norman : je vais te guider vers sa couche solitaire.

Il appelle à ces mots un de ses compagnons étendu auprès de lui, et le réveille avec le bois de son arc,

— Debout ! debout ! Glentarkin, dit-il ; nous allons trouver le Chef ; fais une garde vigilante dans ce passage jusqu’à mon retour.

III.

Pendant qu’ils marchaient tous deux ensemble : — Hé bien ! demanda Norman, quelles nouvelles de l’ennemi ? — J’ai entendu plus d’un rapport contradictoire, répondit Malise : tout ce qu’il y a de certain, c’est qu’une troupe de guerriers, arrivée à Doune depuis deux jours, a reçu l’ordre de se tenir prête à partir. En attendant, le roi Jacques célèbre une fête avec ses courtisans dans le château de Stirling. De sombres nuages s’amoncèlent, et gronderont bientôt sur nos vallées. Accoutumé aux orages, le guerrier trouve contre eux un rempart suffisant dans son manteau : mais toi, Norman, quel abri prépareras-tu a ton aimable fiancée ?

— Quoi donc, Malise ! tu ignores que le prévoyant Roderic a voulu que toutes les femmes du clan se réfugiassent dans l'ile solitaire du lac Katrine, avec les enſans et les vieillards inhabiles à porter les armes. Aucun esquif, aucune chaloupe ne voguera sur les lacs ; mais tous les navires seront amenés au rivage de l'ile pour assurer la sécurité des gages de notre amour.

IV.

— Heureuse prévoyance ! notre Chef se montre le père de son clan.

Mais pourquoi donc Roderic a-t-il choisi pour se reposer un lieu si éloigné de ses compagnons fidèles ? — La nuit dernière, Brian a interrogé un de ces terribles oracles dont on ne doit chercher les mystères que dans les extrêmes périls, c’est le Taghairm [1] qui découvrait à nos pères les événemens heureux ou malheureux de la guerre. Le taureau blanc de Duncraggan a été immolé...

MALISE.

— Je me souviens de ce noble animal ; c’était le plus beau de tous ceux que nous enlevâmes dans l'expédition de Gallangad ; son poil avait la blancheur de la neige, et ses cornes étaient noires et polies comme l'ébène ; son œil étincelait comme la flamme ; il était si farouche et si indomptable qu’il retardait notre retraite, et qu’il fit trembler nos plus hardis montagnards au défilé de Beal'maha. Mais ce sentier était hérissé de cailloux aigus, et nos gens le harcelèrent si souvent du fer de leurs lances , que lorsque nous fûmes arrivés au passage de Dennan, un enfant

aurait pu le frapper sans en recevoir une égratignure.
V.
NORMAN.

— Ce taureau a été immolé ; sa dépouille sanglante est étendue près de la cascade dont les flots tumultueux se précipitent avec fracas sur ce noir rocher, fameux dans nos traditions, et que sa vaste circonférence a fait surnommer le bouclier du héros. Couché sur un écueil de la rive, près du lieu où le torrent mugit et tombe, le magicien Brian sommeille au milieu du bruit continuel de son murmure ; et, pénétré de l'humide vapeur qui s’élève à l'entour, c’est là qu’il attend un songe prophétique..... Non loin de la cascade repose aussi notre Chef ! Mais silence ! je vois l’ermite se glisser à pas lents à travers le brouillard et les buissons : il a gravi ce roc élevé ; il s’arrête pour contempler nos soldats endormis... Dis-moi, Malise, ne semble-t-il pas un fantôme qui plane sur un camp égorgé, ou bien un corbeau qui, du haut d’un chêne frappé de la foudre, observe des chasseurs se partageant un daim, et demande, avec un croassement sinistre, sa part de la curée.

— N’en dis pas davantage, interrompit Malise ; pour tout autre que pour moi, tes paroles seraient d’un mauvais augure ; mais l’épée de Roderic, voila, selon moi, l’oracle et la défense du clan d’Alpine, plutôt qu’aucun de ces présages du ciel et de l’enfer, que ce moine, enfant des spectres, pourrait nous révéler...

— Mais le Chef est venu le rejoindre : regarde ; ils des cendent ensemble du rocher.

VII.

Ce fut le long du sentier que l'ermite fit au chef du clan d’Alpine ces solennelles révélations ;

— Roderic, c’est une épreuve terrible pour un homme doué d’une vie mortelle, dont les organes sensibles peuvent frissonner du froid convulsif de la fièvre, dont les yeux peuvent rester immobiles d’horreur, et les cheveux se hérisser sur son front ; c’est une épreuve terrible de voir déchirer le rideau qui nous cache l’avenir ! Voilà cependant ce que j’ai osé braver pour mon Chef, comme l'attestent encore le frisson qui m’agite, mon sang glacé dans mes veines, le trouble de mes yeux et les angoisses qui bouleversent mon ame !...

Ces apparitions qui m’ont assailli dans ma couche sanglante ne peuvent être décrites par les paroles d’un mortel ; pour survivre à ce que j’ai vu, il faut devoir la naissance aux vivans et aux morts, et se sentir doué d’une vie indépendante des lois de la nature. Enfin la réponse prophétique s'est fait connaître par les caractères d’une vivante flamme : elle n a pas retenti à mon oreille, ni parlé à mes yeux ; mais elle s’est gravée dans mon ame :

LA VICTOIRE EST A CELUI DES DEUX PARTIS
QUI LE PREMIER
FERA COULER LE SANG.
VII.

Brian, dit Roderic, je te sais gré de ton zèle et de la fidélité ; ton augure est heureux pour nous ! Jamais le clan d Alpine n’attendit l’ennemi : toujours nos glaives ont frappé les premiers coups ; mais il est une victime plus sure qui s’est offerte d’elle-même à notre fer vengeur : un espion est venu ce matin observer notre camp ; il n’y aura plus de retour pour lui dans sa terre natale ; mes vassaux gardent tous les défilés, à l’est, au sud et au couchant. Murdoch, choisi pour son guide, a reçu l’ordre secret d'égarer ses pas jusqu’à ce qu’il puisse le précipiter dans quelque ravine profonde.

Mais qui vient à nous ? C’est Malise... Hé bien ! quelles nouvelles de l’ennemi ?

VIII.

Deux orgueilleux barons, répondit Malise, ont arboré leurs bannières à Doune. Autour d’eux étincellent les lances et les glaives de nombreux vassaux ; j’ai reconnu l'étoile d'argent de Moray, et le pal noir du comte de Mar.

— Par l'ame d’Alpine, dit Roderic, ces nouvelles me réjouissent ; j’aime à combattre des ennemis dignes de moi... Quand se mettront-ils en marche ?

— Demain ils viennent nous défier au combat. Ils trouveront des glaives prêts à les recevoir !

Mais, dis-moi, n’as-tu rien appris des clans alliés d’Earne ? Soutenus par eux, nous pourrions attendre l'ennemi sur les revers du Benledi... Tes yeux me disent qu'il ne t’est parvenu aucun rapport fidèle ; c’est bien ! Les guerriers du clan d’Alpine défendront les défiles des Trosachs ; nous combattrons dans les gorges du loch Katrine, à la vue de nos mères et de nos filles, chacun de nous pour ses foyers domestiques, le père pour son enfant, le fils pour son père, l’amant pour sa maîtresse... Mais est-ce l'air vif de la brise qui fait couler cette larme de mes yeux, ou serait-elle un triste présage de terreur et de doute ? Non, non ! La lance saxonne ébranlera plus tôt le Benledi sur sa base, que le doute et la terreur ne pénétreront dans le cœur de Roderic ! Il est impénétrable comme mon fidèle bouclier. Que chacun demeure à son poste ; mes ordres sont donnés.

Le pibroc résonne , les rangs se forment, les claymores étincellent, les bannières se déploient ; tout se meut au seul regard du Chef.

— Eloignons-nous du tumulte de la guerre, et retournons à la caverne de Coir-Uriskin.

IX.

Où est Douglas ? — Il est parti... Hélène, assise sur un rocher près de la grotte, gémit tristement, et semble a peine écouter le vieux barde, qui cherche à la consoler par de flatteuses paroles.

— Ma fille, disait Allan-Bane, tu peux m’en croire, Douglas reviendra ; il reviendra plus heureux. Il était temps qu’il allât chercher plus loin un asile contre les dangers de la guerre, quand l'essaim belliqueux des guerriers d’Alpine est intimidé par l’approche de l'orage. La nuit dernière j’ai vu les navires de Roderic flotter longtemps à la lueur des torches, et fendre avec rapidité l'onde paisible, tels que ces éclairs lancés par les feux étincelans du nord. J'ai remarqué ce matin tous ces bâtimens, amarés en rangs pressés dans la baie de l'ile solitaire , comme une famille d oiseaux aquatiques tapis dans un marais, quand le vautour plane dans les cieux. Si cette race farouche n’ose pas braver le péril sur la terre ferme, ton noble père ne doit-il pas avoir la prévoyance de te préparer un refuge assuré ?

X.
HÉLÈNE.

Non, Allan-Bane, non, un prétexte semblable ne peut endormir mes craintes. Douglas m’a donné sa bénédiction en prononçant ses adieux avec un accent tendre et solennel; la larme qui est venue mouiller sa paupière n’a pu le détourner de sa résolution inaltérable. Je ne suis qu’une femme ; mais mon ame, toute faible qu’elle est, peut retracer l’image de la sienne, comme le lac dont la plus légère brise trouble la sérénité, mais qui réfléchit dans son cristal le rocher inébranlable.

Douglas apprend que la guerre va tout embraser; il se croit la cause de tous les malheurs qui menacent l'Écosse. Il a rougi, Allan, quand tu nous as raconté ce songe mensonger qui t’a fait voir Malcom Grœme chargé de fers attachés par moi-même à ses bras. Penses-tu que ce triste augure a effrayé Douglas ? Non , Allan; mais son ame généreuse s'est alarmée pour ce vaillant jeune homme, et pour Roderic lui-même, cet ami si fidèle.... Je dois lui rendre cette justice : ils sont tous deux dans le péril, et pour notre cause. Douglas n’a pu résister à cette cruelle pensée... Je devine le sens de ses paroles solennelles : — si nous ne devons plus nous revoir sur la terre, ce sera dans le ciel. — Pourquoi m’aurait-il recommandé, si le soir ne nous ramène pas mon père, d’aller au temple de Gambus-Kennetts et de m’y faire connaître ? Hélas ! il se rend au pied du trône d’Ecosse , pour y racheter la liberté de ses amis au prix de la sienne... Il va faire ce que j'aurais fait moi-même si le ciel avait donné à Douglas un fils au lien d’une fille.

XI.
ALLAN.

— Non, ma chère Hélène , non ; ton père a voulu dire que, si quelque événement imprévu retarde son retour , ce temple révéré sera le lieu où nous pourrons le rejoindre. Sois persuadée que Douglas est en sûtreté, quant à Malcolm Grœme.... (que le ciel bénisse son nom glorieux !) mon songe peut être vrai, sans prédire rien de funeste ; mes révélations prophétiques m'ont-elles jamais abusé ? Souviens-toi de l’étranger de l'île solitaire et des accords mélancoliques de ma harpe, qui nous annoncèrent cette fatale guerre : mes présages de malheur se sont vérifiés; dois-tu douter de ceux qui nous promettent une meilleure fortune ? Que n’avons-nous déjà quitté cette grotte sinistre ! Le malheur habite toujours les lieux qu’ont fréquentés les fées malfaisantes… Je me rappelle une histoire miraculeuse qui en est la preuve... Chère Hélène, bannis cet air de tristesse ! Ma harpe avait autrefois la vertu de charmer tes chagrins.

— Allan, tu le veux ; je t’écoute : mais puis-je arrêter mes larmes involontaires ?

Le ménestrel préluda sur sa harpe, et commença sa ballade ; mais le cœur d’Hélène était distrait par d'autres pensées.

XII.
LA BALLADE.
ALICE-BRAND.

Quoi de plus doux que d'erre dans la verte forêt, quand la grive et le merle font entendre leur ramage, quand 1'agile chevreuil fuit comme un trait pour échapper aux limiers ; quand le cor des chasseurs retentit au loin sous le feuillage ?

— O Alix ! j'ai abandonné pour toi ma terre natale; nous sommes forcés d’habiter les coteaux et les bois , comme font les proscrits !

O Alix ! si dans la nuit fatale de notre fuite j’ai tué ton vaillant frère , ce fut pour l’amour de ta brillante chevelure et de tes yeux bleus.

Il faut maintenant que cette main, habituée à saisir le glaive, abatte le hêtre des bois, compose notre humble couche de son feuillage, et forme de ses branches une barrière pour la grotte qui nous sert d’asile !

Il faut que ta douce main , qui ne touchait que les cordes de la harpe, dépouille la bête fauve pour faire un manteau qui nous défende du froid ?

— O Richard ! si mon frère a péri, je ne puis en accuser qu'une destinée fatale. Le combat eut lieu pendant les ténèbres ; le hasard seul dirigea contre son sein le fer de ta lance.

Si je ne puis plus me parer d’une riche robe , ni toi d’un manteau d'écarlate, nous préférerons la couleur fauve et le vert des forets, dont le doux éclat flatte davantage la vue.

Cher Richard ! si notre sort est cruel, si tu as perdu ta terre natale, ah! du moins Alix conserve son Richard, et Richard son Alix !

XIII.
SUITE DE LA BALLADE.

— Qu'il est doux, qu'il est doux d’habiter sous l’ombrage des bois ! chantait gaiement la jeune Alix. La hache du lord Richard résonne sur les rameaux du hêtre et du chêne antique. —

Le roi des Esprits éleva la voix dans la grotte de la colline ; ses paroles sinistres ressemblaient au gémissement de la bise sous les portiques d’une église en ruines.

— Quelle est cette hache qui ose abattre les hêtres et les chênes dont les troncs consacrés forment l’enceinte où nous célébrons nos rites au clair de la lune ?

Qui vient ici chasser le daim que chérit la reine des fées ? Qui est assez audacieux pour porter la couleur des verts royaumes de la féerie ?

Pars, Urgan, pars, cours vers ce mortel ; car tu fus jadis arrosé de l'onde baptismale : le signe de la croix ne peut te faire fuir ; tu n’as rien à craindre des mots mystérieux.

Appelle sur la tête du téméraire la malédiction qui flétrit le cœur, et qui défend au sommeil de fermer les paupières de celui qui l’entend prononcer ! qu’il soit réduit à invoquer la mort, et que la mort soit sourde à ses vœux ! —

XIV.
SUITE DE LA BALLADE.

Qu’il est doux , qu’il est doux d’habiter sous l’ombrage des bois, quoique les oiseaux gardent le silence ! Alix prépare le foyer du soir ; son amant apporte le bois de la forêt.

Urgan parait : ce nain hideux, se place devant lord Richard. Le chevalier fait le signe de la croix, et se recommande à la protection du ciel.

— Je ne crains point ce signe redoutable, lui dit le fantôme menaçant ; je ne le crains point quand il est fait par une main sanglante !

Mais Alix, remplie de courage, lui répond sans hésiter ; — Si le sang souilla sa main, c’est le sang des bêtes fauves !

— Non, non, femme intrépide, dit l’esprit : le sang qui rougit cette main profane, c'est le sang de ta race ! le sang d’Ethert-Brand ! —

Alors Alix s’avance , et fait aussi le signe du salut : — Si le sang rougit la main de Richard, dit-elle, ma main est sans tache !

Je te conjure, fantôme de l’enfer, au nom de celui que redoutent les démens, de nous apprendre d’où tu viens, et quel motif t/amène ici. —

XV.
CONCLUSION DE LA BALLADE.

Il est doux, il est doux d’habiter le royaume de la féerie, d’écouter les concerts des oiseaux enchantés, d’assister aux jeux brillans des esprits qui forment la cour de notre monarque et l’escortent à cheval !

Rien n’est resplendissant comme le pays des fées ; mais ce n’est qu’un faux éclat semblable à l’impuissant rayon que le soleil de décembre laisse tomber sur les neiges et les glaces.

— Notre forme, capricieuse et inconstante comme cette lumière des jours d’hiver, fait de nous tour à tour un chevalier, une dame et un nain hideux.

Ce fut pendant une de ces nuits où le roi des fées jouit de la toute-puissance, que je succombai dans un combat criminel. J’étais encore entre la vie et la mort; je me sentis transporter au triste pays des enchantemens.

Mais si une femme courageuse osait tracer trois fois le signe de la croix sur mon front, je pourrais reprendre ma première forme, et redevenir un mortel comme vous.—

Alix ose le faire une première fois et puis une seconde: Alix avait une ame remplie de courage. Le front du nain se rembrunit; la caverne devient de plus en plus obscure.

Alix répète une troisième fois le signe mystérieux, et voit apparaître aussitôt le plus beau chevalier de l’Ecosse : c’était son frère , c’était Ethert-Erand !

Il est doux d’habiter sous le vert feuillage des bois quand la grive et le merle unissent leurs joyeux ramages; mais il est plus doux encore d’entendre toutes les cloches de l’antique Dunfermline annoncer la fête de l’hymen. —

XVI.

Le ménestrel cessait de chanter , lorsqu’un étranger se présenta dans la grotte sauvage : sa démarche guerrière, son noble aspect, son habit de chasseur en drap vert de Lincoln, son regard d’aigle, tout en lui rappelle à Hélène le chevalier de Snowdoun. C’était James Fitz-James lui-même !

Hélène parut livrée à l’illusion d’un songe, et dans sa surprise elle put à peine retenir un cri.

— O étranger ! quel hasard funeste vous amène ici dans cette heure de péril ?

— Hélène peut-elle appeler funeste le hasard qui me procure le bonheur de la revoir ! Fidèle à sa promesse, mon ancien guide s’est trouvé ce matin au rendez-vous que je lui avais donné ; et il a conduit mes pas dans l’heureux sentier qui mène à cette grotte.

— Heureux sentier ! dit Hélène !… Quoi donc ! il ne vous a rien dit de la guerre, de la bataille qui doit se livrer, des gardes qui occupent tous les passages !

— Non, sur ma foi ! et je n’ai rien vu qui pût me le faire soupçonner.

— Cours, Allan ; va trouver ce guide. Je distingue là bas son tartan… Arrache-lui l'aveu de son dessein, et conjure-le de ne point trahir l’étranger qui se fie à lui. Quelle est donc la pensée qui t’a inspiré, homme imprudent ? Ni l’amour ni la crainte n’auraient jamais pu engager le dernier des vassaux de Roderic à te conduire ici sans que son Chef en fût d’abord informé !

XVII.

— Aimable Hélène, dit le chevalier, ma vie doit m’être chère puisqu’elle mérite ta sollicitude : toutefois la vie n’est pour moi qu’un vain souffle quand l’amour ou l’honneur sont mis en balance avec elle. Que je profite donc du hasard qui nous réunit pour te déclarer avec franchise mon espoir et mes intentions, Je viens pour t’arracher d’un désert où jamais n’a brillé une fleur aussi belle ; je veux t’entraîner loin de ces lieux, théâtre de guerre et de carnage. Mes chevaux m’attendent près de Bochastle ; ils nous auront bientôt conduits jusqu’aux portes de Stirling. Je te déposerai dans un asile délicieux ; je veillerai sur toi comme sur une fleur précieuse !...

— Arrête, chevalier ! interrompit Hélène ; ce serait un artifice coupable de dire que je ne devine pas ton espoir : ma vanité a écouté une première fois tes louanges avec trop de complaisance ; cet appât fatal t’a fait braver les périls et la mort. Comment, hélas ! réparer les malheurs que ma vanité a causés !... Une seule ressource me reste.,. je veux tout avouer oui, je veux forcer mon cœur à se punir lui-même ; sa légèreté a failli me perdre ! que la honte de cet aveu m’obtienne ton pardon !... Mais d’abord sache que mon père est proscrit, exilé, déclaré traître à son roi. Le prix du sang est sur sa tête ; ce serait s’exposer à l’infamie que de m’accepter pour épouse... Tu ne te rends pas à ces motifs ?— Hé bien ! apprends toute la vérité ! Fitz-James, il est un noble jeune homme,... s’il vit encore,... qui s’est exposé à tout pour moi et pour les miens... Te voilà maître du secret de mon cœur ; pardonne-lui : sois généreux, et pars.

XVIII.

Fitz-James connaissait toutes les ruses qui séduisent le cœur volage d’une jeune beauté, mais il sentit bientôt qu’ici toutes les ruses seraient inutiles : les yeux d’Hélène ne laissèrent échapper aucun de ces regards qui démentent un premier refus ; elle témoigna toute la confiance d’un cœur innocent ; quoique le vermillon de la pudeur colorât ses joues, elle déclara son amour avec le douloureux soupir du désespoir, comme si, privée de son cher Malcolm, elle eût gémi sur sa tombe.

Fitz-James perdit toute espérance ; Hélène ne lui inspira que l’intérêt d’une douce sympathie. Il offrit de l’accompagner comme un frère accompagne sa sœur.

— Oh ! que tu connais peu, dit Hélène, le cœur de Roderic ! il est plus sûr pour nous de nous éloigner séparément ! Hâte-toi de rejoindre Allan, et qu’il t’apprenne si ton guide n’est pas un traître.

Fitz-James porta la main à son front pour cacher le trouble de son ame ; il fit deux pas pour partir, et puis, comme si une pensée nouvelle avait éclairé son esprit, il s’arrête, se retourne, et s’approche d’Hélène.

XIX.

— Un mot encore, lui dit-il, et je te dis adieu ; daigne accepter un gage d’amitié... La fortune a voulu que ce glaive ait sauvé dans un combat la vie du roi d’Ecosse. Le monarque reconnaissant me remit cette bague, en me disant de la rapporter quand bon me semblerait, pour réclamer hardiment la récompense que je voudrais exiger. Hélène, je ne suis point un chevalier courtisan, mais un de ces guerriers qui vivent de la lance et de l’épée, qui n’ont que leur casque et leur bouclier pour tout château, et le champ de bataille pour domaine. Que puis-je demander à un prince, moi qui ne me soucie ni des richesses ni des titres pompeux ? Hélène, prête-moi ta main ; accepte cette bague : tous les gardes et les officiers du prince la connaissent. Va trouver le roi sans plus tarder ; ce signe te fera sûrement parvenir jusqu’à lui. Expose-lui la faveur que tu désires ; quelle qu’elle soit, il te l’accordera pour racheter le gage que j’ai reçu de lui.

Fitz-James mit cet anneau au doigt d’Hélène, s’arrêta, déposa un baiser sur sa main , et partit.

Le vieux ménestrel resta immobile de surprise en le voyant s’éloigner avec tant de promptitude.

Le chevalier retrouva son guide, il descendit avec lui le revers escarpé de la montagne, et traversa le ruisseau qui réunit les lacs de Katrinc et d’Achray.

XX.

Tout était silencieux dans l’étroite vallée des Trosachs ; les rayons du soleil étaient immobiles sur les collines ; tout à coup le guide poussa un cri aigu.

— Murdoch, dit Fitz-James, serait-ce un signal ?

Murdoch répondit en balbutiant : — Je voulais effrayer par mes cris ce corbeau qui dévore une proie.

Le chevalier regarde, et reconnaît que c’est son noble coursier qui est devenu la pâture des corbeaux.

— Hélas ! mon coursier chéri, dit-il, il eût mieux valu pour toi, et pour moi peut-être, que nous n’eussions jamais vu les Trosachs... Murdoch, passe le premier,... mais en silence ; au premier cri, tu es mort.

Se méfiant l’un de l’autre, ils continuent leur route, muets tous deux et tous deux sur leurs gardes.

XXI.

Le sentier serpente autour d’un précipice... Soudain une femme, dont tous les traits sont altérés par les feux du soleil et les injures des tempêtes, se montre sur un rocher au-dessus du passage ; elle est couverte de haillons en désordre, elle promène autour d’elle des yeux égarés, considère tour à tour les bois, le rocher et les cieux, semble ne rien remarquer, et tout observer cependant.

Son front était couronné d’une guirlande de genêt ; sa main agitait avec un mouvement bizarre une touffe de ces plumes noires que les aigles abandonnent sur la cime des rochers. Elle avait été elle-même chercher ces dépouilles du roi des airs sur les cimes escarpées où les chèvres pouvaient à peine parvenir.

Elle découvrit d’abord le plaid montagnard, et jeta un cri aigu qui réveilla tous les échos d’alentour ; mais quand elle reconnut le costume des plaines, elle fit un rire insensé, se tordit les mains, pleura, et puis se mit à chanter...

Elle chanta... Sa voix peut-être dans des jours plus heureux se serait mariée aux accords de la harpe et du luth ; maintenant, quoique ses modulations fussent moins pures et plus rudes, ses accens avaient encore une douceur et une mélodie étranges.

XXII.
LA ROMANCE DE BLANCHE.

— Dors, disent-ils, pauvre étrangère !
Invoque un ange tutélaire
Pour rendre le calme à tes sens,....
— Puis-je ici fermer ma paupière
Ou prononcer une prière
Dans la langue de mes tyrans !

Dans le vallon qui m’a vu naître
Le doux sommeil viendrait peut-être
Verser sur mon front ses pavots ;
Aux lieux où le Devan murmure
Ma voix, du Dieu de la nature,
Obtiendrait l'éternel repos.

Je me souviens du jour de fête
Où ma nourrice sur ma tête
Mit un voile mystérieux,
Et me dit : Jeune fiancée,
Allons au temple ; l’hyménée
Va combler enfin tous tes vœux.

Hélas ! fatale confiance !
Un sourire de l’espérance
M’a coûté des pleurs bien amers !
Tout mon bonheur n’était qu’un rêve :
Un cri de mort soudain s’élève ;
Je me réveille dans les fers.

XXIII.

— Quelle est cette femme ? demanda Fitz-James ; que signifie sa romance ? que fait-elle sur ces hauteurs ? Son manteau flottant ressemble aux ailes étendues du héron solitaire qui plane à l'approche du crépuscule sur une source enchantée.

— C’est Blanche de Devan, répondit Murdoch ; c’est une captive de la plaine dont la raison est égarée : elle fut enlevée dans une des excursions de Roderic, le jour même où elle allait recevoir la main d’un époux. Son fiancé voulut opposer une vaine résistance, et tomba percé par le glaive de l’invincible chef du clan d’Alpine sur les bords du Devan…

Je m’étonne de la voir en liberté ; mais elle échappe souvent à sa gardienne Allons, retire-toi, pauvre folle.

Et il la menaçait du bois de son arc.

— Si tu oses la toucher, s’écria Fitz-James, je te précipite du haut de ces rochers !

— Je te remercie, chevalier généreux, dit la folle en venant se placer auprès de Fitz-James.

— Vois les ailes que je prépare pour chercher mon bien-aimé à travers les airs. Je ne prêterai point à ce barbare vassal une seule de ces plumes pour adoucir sa chute... Non ! ses membres en lambeaux couvriront les rochers ; les loups viendront s’en repaître ; son plaid odieux, arrête par les ronces et les buissons, flottera dans l’air, et sera le signal qui rassemblera ces animaux dévorans autour de leur proie.

XXIV.

— Assez, pauvre fille ; calme-toi, lui dit le chevalier.

— Oh ! que ton regard a de bienveillance ! répondit-elle ; je veux reconnaître ta généreuse pitié. Mes yeux se sont flétris en versant des larmes ; mais ils aiment encore la couleur verte de Lincoln ; mon oreille est devenue insensible, mais elle aime encore le langage des basses terres. Mon William était aussi un chasseur : William avait su captiver mon amour ; son manteau était, comme le tien, couleur du vert feuillage. Les chants de ma patrie étaient si doux dans sa bouche !… Ce n’est point ce que je veux dire ; mais tu peux bien me deviner.

Après ces mots, sa voix, fréquemment entrecoupée, tour à tour lente et rapide dans ses modulations, fit entendre un chant improvisé. Ses yeux fixaient avec effroi le vassal de Roderic, regardaient ensuite le chevalier, et plongeaient soudain dans la ravine.

XXV.

La chasse commence ;
Le cor a trois fois
Sonné dans les bois,
Et le cerf s’élance.

Il lève le front,
Fier de son courage,
Et, quittant l’ombrage,
Descend au vallon.

Errant dans la plaine,
Dédaignant de fuir,
Il entend gémir
Près d’une fontaine.

Il a vu soudain
Chevrette timide,
Dont un trait perfide
A percé le sein.

— Fuyez, lui dit-elle,
Fuyez le trépas ;
Ne méprisez pas
Un avis fidèle.

Les chasseurs cruels
Préparent leur piège ;
(Le ciel vous protège !)
Leurs dards sont mortels.

Ce discours l’éclaire,
il voit le danger ;
Et d’un pied léger
Fuit dans la bruyère.

XXVI.

L’ame de Fiíz-James n’était occupée que de sa passion quand il daigna à peine écouter l’avis que la crainte avait inspiré à Hélène ; mais le cri qu’avait jeté Murdoch éveilla ses soupçons, et la chanson de Blanche acheva de lui prouver qu’il était trahi. Ce n’est point un cerf qui découvre un piège ; c’est un lion qui aperçoit le chasseur.

Le chevalier tire son glaive du fourreau.

— Confesse-moi ta perfidie, ou meurs ! crie-t-il à son guide.

Le montagnard fuit avec vitesse ; mais, en fuyant, il bande son arc : la flèche vole, rase seulement le cimier de Fitz-James, et va percer le cœur flétri de Blanche.

Murdoch, il s’agit de prouver ton agilité ; jamais fils d’Alpine n’en eut un tel besoin. La rage dans le cœur, rapide comme le vent, le chevalier vengeur est sur tes pas !... Hâte-toi ; il y va de la mort ou de la vie ! Etendus dans la bruyère, tes compagnons, en embuscade, ne sont pas loin : si tu peux les atteindre, tu es sauvé... Mais non, tu ne dois plus les revoir ; le terrible Saxon te serre de près ; le coup mortel te frappe sans résistance, comme la foudre qui renverse le pin sur la poussière !

Fitz-James eut besoin des efforts réunis de ses pieds et de ses mains pour retirer son épée de la blessure qu’elle avait faite. Penché sur sa victime comme l’aigle sur sa proie, il sourit avec une joie farouche en la voyant expirer ; il retourne ensuite au lieu où la pauvre Blanche était baignée dans son sang.

XXVII.

Elle était assise sous un bouleau, le coude appuyé sur ses genoux ; elle avait arraché la flèche fatale, et la contemplait avec un faible sourire. À ses pieds étaient sa guirlande de genêt et ses plumes noires, souillées par le sang de sa blessure. Le chevalier voulut l’étancher.

— Etranger, dit-elle, tu prends un soin superflu ; l’heure de ma mort m’a fait retrouver ma raison égarée depuis si long-temps; à mesure que ma vie s’éteint, mes visions fantastiques s’évanouissent. Je meurs abreuvée d’outrages et de malheurs ; mais quelque chose dans tes regards me dit que tu es né pour me venger... Vois-tu cette tresse ?... J’ai toujours conservé cette tresse de cheveux blonds dans mes dangers, ma démence et mon désespoir. Ces cheveux eurent jadis la couleur d’or des tiens ; mais le sang et mes larmes en ont terni tout l’éclat... Je ne dirai point quand ils me furent remis, à quel front ils appartinrent… Ma raison m’abandonnerait encore..... Mais qu’ils servent de panache à ton noble cimier, jusqu’à ce que les rayons du soleil et le souffle des vents aient effacé la tache qui les souille; alors tu me les rapporteras... Hélas !... je sens que je suis encore dans le délire !... O mon Dieu ! permets à ma raison de m’éclairer de ses dernières clartés... Par ton titre glorieux de chevalier, par ta vie conservée aux dépens de la mienne, promets-moi, quand tu verras un guerrier cruel qui se dit avec orgueil le chef du clan d'Alpine, et tu le reconnaîtras à son noir panache, à sa main sanglante, à son front farouche, promets-moi de redoubler de courage et de force pour venger les outrages de la pauvre Blanche de Devan !... On a juré ta mort; tous les passages sont gardés... Evite ce sentier... O ciel !... Adieu.

XXVIII.

Le brave Fitz-James avait un cœur sensible, et ses yeux répandaient facilement des larmes à l’aspect de l’infortune : ce fut avec une émotion confuse de douleur et de rage qu’il vit expirer la pauvre Blanche.

— Que Dieu m’abandonne aux jours de mes dangers , dit-il, si j’oublie de demander vengeance à ce Chef barbare !

Il réunit une tresse des cheveux de Blanche à ceux de son amant, les trempa dans le sang, et les plaça sur le coté de sa toque :

— Je jure, s’écria-t-il, par le nom de celui dont la parole est la vérité, de ne jamais porter d’autre marque de la faveur des dames, jusqu’à ce que j’aie teint ce triste gage dans le sang de Roderic !... Mais écoutons... Que veulent dire ces clameurs lointaines ? La chasse commence ; mais ils apprendront que le cerf aux abois est encore un ennemi dangereux.

Le chemin qu’il connaît lui est fermé par les montagnards qui le gardent ; il faut que Fitz-James erre à travers les rochers et les taillis ; les torrens et les précipices qu’il trouve sur son passage le forcent souvent de revenir sur ses pas et de changer de sentier.

A la fin, découragé, harassé de fatigue, épuisé par le besoin, il s’étendit sous les vieux arbres d’un bocage, et se crut au terme de ses périls et de ses travaux.

— De toutes mes imprudentes aventures, cet exploit sera la dernière : ai-je pu être assez insensé pour ne pas prévoir que cette ruche de frelons montagnards réunirait tous ses essaims aussitôt qu’elle saurait que les troupes du roi étaient rassemblées à Doune ?… Tous les vassaux de Roderic me poursuivent comme des limiers... Ecoutons leurs cris et le signal de leurs sifflets... Si je m’avance plus loin dans ces déserts, je me livre moi-même à mes ennemis : restons couché ici jusqu’au crépuscule ; alors je poursuivrai ma route dans les ténèbres.

XXIX.

Les ombres du soir s’abaissent lentement sur les bois dont elles enveloppent le feuillage d’une teinte plus sombre ; le hibou s’éveille ; le renard glapit dans la forêt; la pâle lueur du crépuscule suffit pour guider les pas errans de Fitz-James, sans trahir de loin sa marche aux yeux vigilans de ses ennemis.

Il s’éloigne avec prudence, et, prêtant une oreille attentive, gravit les rochers, et se glisse dans les broussailles. L’impression glacée de l’air de la nuit n’était point tempérée dans ces montagnes par le solstice d’été ; chaque souffle de la bise engourdissait les membres humides du chevalier.

Seul, courant à chaque pas un danger nouveau, mourant de faim et de froid, il marcha long-temps dans des sentiers inconnus, semés de précipices et embarrassés de ronces, jusqu’à ce qu’au détour d’un vaste rocher il se trouva vis-à-vis d’un feu de garde.

XXX.

Auprès de la flamme rouge des tisons se réchauffait un montagnard entouré de son plaid, il se leva tout à coup, l'épée à la main, en s’écriant :

— Saxon , quel est ton nom et ton dessein ? Arrête !

— Je suis un étranger.

— Que demandes-tu ?

— Quelques heures de sommeil et un guide, du feu et du pain : ma vie est en péril; j’ai perdu ma route; la bise a glacé tout mon corps.

— Es-tu ami de Roderic ?

— Non.

— Oserais-tu te déclarer son ennemi ?

—Je l’ose... Oui, je suis l’ennemi de Roderic et de tous les meurtriers qu’il appelle au secours de son perfide bras !

— Tu parles avec arrogance !... Mais, quoique les bêtes fauves obtiennent un privilège de chasse, quoique nous donnions au cerf un espace réglé par des lois, avant de lancer nos meutes ou de bander notre arc, qui trouva jamais à redire à la manière dont le perfide renard est attiré dans le piège ? C’est ainsi que de traîtres espions... Mais sans doute qu’ils en ont menti ceux qui prétendent que tu es un espion secret ?

— Ils en ont menti, je le jure. Que je puisse me reposer jusqu’à demain matin ; que Roderic se présente alors avec les deux plus braves guerriers de son clan : je graverai mon démenti sur leurs cimiers.

— Si la clarté du feu ne me trompe, tu portes le baudrier et les éperons de la chevalerie ?

— Que ces mêmes insignes t’annoncent toujours l'ennemi mortel de tout oppresseur orgueilleux !

— C’est assez ; assieds-toi, et partage la couche et le repas d’un soldat.

XXXI.

Le montagnard lui servit un repas frugal, composé de la chair durcie du chevreuil, selon l’usage de la contrée; il garnit le feu de bois sec, invita le Saxon à partager son manteau, le traita avec tous les égards dus à un hôte, et, reprenant son entretien, lui dit :

— Etranger, je suis du clan de Roderic et son fidèle parent ; toute parole outrageante pour son honneur exige de moi une prompte vengeance : de plus,... on assure que de ta destinée dépend un augure important. Il ne tient qu’à moi de sonner de mon cor ; tu serais accablé par de nombreux ennemis : il ne tient qu’à moi de te défier ici, le fer à la main, sans égard pour l’épuisement de tes forces ; mais ni l'intérêt de mon clan ni celui de mon Chef ne me feront départir des lois de l’honneur. T’attaquer dans l’état où tu te trouves serait une honte : l’étranger porte un titre sacré ; il ne doit jamais solliciter en vain un guide et du repos, des alimens et une place auprès du foyer. Repose-toi donc ici jusqu’à la pointe du jour : moi-méme je te guiderai à travers les rochers, les bois et les guerriers qui te cherchent, jusqu’à la dernière limite du clan d’Alpine ; mais, arrivé au gué de Coilantogle, tu n’auras plus d’autre défenseur que ton épée.

— J'accepte ton offre généreuse avec la noble franchise qui te l’inspire.

— Hé bien, dors ! J’entends le cri du butor ; c’est le chant sauvage qui appelle le sommeil sur le lac.

Il dit, répand près du feu la bruyère odorante, étend son manteau, et les deux ennemis se couchent à côté l’un de l'autre comme deux frères. Ils dormirent jusqu’à l’instant ou le premier rayon de l’aurore teignit de pourpre la montagne et le lac.

CHANT CINQUIEME.
Le Combat.

I.

Belle comme le premier rayon de l'aube matinale lorsque, aperçu soudain par le voyageur égaré , il brille sur le front obscur de la nuit, argente les flots écumeux du torrent, et éclaircie sentier effrayant de la montagne ; belle comme ce rayon le plus beau de tous, l’étoile étincelante de la franchise martiale et de la courtoisie chevaleresque prête de la grâce aux horreurs des batailles, ennoblit le péril, et resplendit au milieu des noirs orages qui accompagnent le génie de la guerre.

II.

Ce premier rayon si beau et si doux étincelait a travers le rideau des noisetiers, quand, réveillés par sa rouge clarté, les deux guerriers abandonnent leur couche rustique, lèvent les yeux vers la voûte du ciel, murmurent tout bas les prières du matin, et raniment le feu pour préparer un repas frugal.

Ce repas terminé, le Gaël[2] drapa autour de lui avec grâce les plis de son plaid bariolé, et, fidèle à sa promesse, servit de guide au Saxon dans les sentiers des bois et des montagnes.

La route était sauvage et embarrassée... Tantôt ils suivent un sentier tortueux sur les bords escarpés d’un précipice qui domine les riches plaines où serpentent les flots du Forth et du Teith, et plus loin tous les vallons qui se succèdent jusqu’aux lieux où les tours de Stirling se confondent avec les nuages ; tantôt ils se trouvent engagés dans le feuillage épais d’un taillis, et leur vue s’étend à peine à la longueur d’une lance. Ici le sentier est d’un abord si difficile, que leurs pieds ont besoin du secours de leurs mains ; là les arbustes sont entrelacés si étroitement, que, se séparant tout à coup , les rameaux de l'églantier font tomber sur eux une pluie de rosée, de cette rosée diamantée si pure et si brillante, qu’elle ne le cède qu'aux larmes d’une vierge.

III.

Enfin ils arrivèrent dans ce lieu sauvage où la montagne s'abaisse tout à coup comme sur un vaste précipice. Ici c'est Vennachar qui déploie ses flots d'argent ; là c’est le Benledi qui s’élève en amphithéâtre. Le sentier profond se continue dans ses détours sous les saillies menaçantes des rochers ; c’est une position que cent guerriers pourraient long-temps défendre contre une armée entière : quelques touffes rares de jeunes bouleaux et de chênes nains composent l’étroit manteau de la montagne. Entre des rochers s’élèvent çà et là des troncs desséchés ; de distance en distance brillent la verdure des genêts et la noire bruyère qui rivalise en hauteur avec les arbrisseaux du taillis.

Mais là ou le lac laissait dormir ses vagues paisibles, l'osier bordait de son feuillage humide le sol fangeux de la rive et le revers du coteau ; souvent une partie du sentier et la montagne étaient dégradées par le passage des torrens d’hiver, qui y accumulent leurs débris de gravier, de granit et de sable. La route était si pénible que le guide ralentit son pas dans les gorges du défilé, et demanda à Fitz-James quel motif étrange avait pu l’amener dans ces déserts, où peu d’étrangers osaient se hasarder sans un sauf-conduit de Roderic.

IV.

—Brave Gaël, répondit Fitz-James, mon sauf-conduit, dont la vertu fut éprouvée dans le péril, est toujours à côté de moi, suspendu à mon baudrier. Je l’avoue, ajouta-t-il, je ne prévoyais pas que je dusse en faire usage quand je me suis égaré dans ces lieux , il y a trois jours, en chassant le cerf ; tout me parut aussi calme que le brouillard qui dort sur cette colline. Ton redoutable Chef était loin, et ne devait pas de si tôt revenir de son expédition : tel fut du moins le rapport du montagnard qui me servit de guide, et sans doute le lâche me trompait.

— Mais pourquoi te risquer une seconde fois dans nos montagnes ?

— Tu es un guerrier, et tu demandes pourquoi ! Notre volonté indépendante est-elle soumise à ces lois machinales qui régissent le vulgaire ? Je cherchais à charmer l’ennui d’un temps de paix ; la plus légère cause suffit alors pour entraîner bien loin les pas libres d’un chevalier ; un faucon qui a pris la fuite, un limier qu’il a perdu, le doux regard d’une fille des montagnes, ou, si un passage est cité comme dangereux, le danger seul n’est-il pas un appât suffisant ?

V.

— Je ne te presserai pas davantage sur tes secrets ; cependant je dois te demander si, avant de revenir parmi nous, tu n’avais pas entendu parler des soldats que le comte de Mar levait contre le clan d’Alpine.

— Non, sur mon honneur !... Je savais seulement que des troupes avaient pris les armes pour protéger la chasse du roi Jacques ; mais je ne doute pas que dès qu’elles apprendront les projets hostiles des montagnards, elles ne déploient aussitôt leurs bannières, qui sans cette agression seraient restées paisiblement suspendues à Doune.

— Hé bien ! qu’on les déploie en liberté ! nous aurions regret si leurs tissus de soie étaient rongés des vers. Qu’on les déploie ! on verra flotter fièrement le pin qui orne la noble bannière d’Alpine !

Mais, dis-moi, puisque tu n’es parvenu dans ces montagnes que parce que tu t’es égaré en chassant ; puisque tu ne songeais qu’à la paix , par quel motif as-tu osé te déclarer l’ennemi mortel du fils d’Alpine ?

— Guerrier, hier matin encore je ne connaissais Roderic-Dhu que comme un proscrit, et le chef d’un clan rebelle qui, en présence du régent et de sa cour, frappa jadis un chevalier d’un poignard perfide. Ce trait seul ne doit-il pas suffire pour éloigner de lui tout cœur fidèle et loyal ?

VI.

Courroucé de ce reproche outrageant, le montagnard fronça le sourcil, s’arrêta un moment, et répondit enfin avec un air farouche :

—Sais-tu pourquoi Roderic tira sa dague contre ce chevalier ? sais-tu quelle injure fit tomber sa vengeance sur son ennemi ? Peu importait au chef du clan d’Alpine de se trouver dans les bruyères de nos montagnes, ou au milieu du palais d’Holy-Rood ; Roderic saurait se faire justice même dans la cour céleste !

— Son outrage n’en était pas moins un crime.,.. Il est vrai de dire qu’alors le pouvoir ne savait pas se faire respecter, pendant qu’Albany tenait d’une main faible le sceptre qu’il ne devait pas porter, et que le jeune roi, prisonnier dans la tour de Stirling, était privé de sa couronne et des égards dus à sa naissance. Mais comment justifier la vie de bandit que mène ton Chef, arrachant un vil butin dans des guerres sans motifs, dépouillant le malheureux cultivateur de ses troupeaux et de la moisson arrosée de ses sueurs ?.,. Il me semble qu’une ame noble comme la tienne devrait dédaigner ces dépouilles indignes de la valeur.

VII.

Le Gaël l’écoutait d’un air menaçant, et lui répondît avec le sourire du dédain :

— Saxon, j’ai remarqué que du sommet de cette montagne tu promenais tes yeux ravis sur les riches moissons, les verts pâturages, les coteaux et les bois qui s’étendent du sud à l’est : ces plaines fertiles, ces gracieux vallons étaient jadis l’apanage des fils de Gaul ; l’étranger vint le fer à la main arracher à nos pères leur terre natale ! En quels lieux est aujourd’hui notre demeure ! Regarde ces rochers entassés sur d’autres rochers ! regarde ces bois incultes ! Si nous demandions aux montagnes, que foulent nos pas, le bœuf laborieux ou l’épi doré des moissons, si nous demandions à ces roches arides des pâturages et des troupeaux , la montagne pourrait nous répondre :

— Comme vos aïeux vous avez le bouclier et les claymorcs ; je vous donne un asile dans mon sein ; c’est de vos glaives qu’il faut obtenir le reste... Crois-tu donc qu’enfermés dans cette forteresse du nord, nous ne ferons pas des sorties pour reconquérir nos dépouilles sur nos ravisseurs , et arracher la proie qui nous fut dérobée ! Ah ! sur mon ame, tant que le Saxon réunira dans la plaine une seule gerbe, tant que de ses dix mille troupeaux un seul errera sur les bords du fleuve, le Gaël, héritier de la plaine et du fleuve , ira réclamer sa part à main armée ! Quel est le Chef de nos montagnes qui avouerait que nos excursions dans les basses terres ne sont pas de justes représailles ? Crois-moi, cherche d’autres torts à Roderic !

VIII.

Fitz-James répondit :

— Si j’en cherchais, penses-tu qu’il me serait difficile d’en trouver ? Comment excuser la perfidie qui a voulu m’égarer et me faire tomber dans une embuscade ?

— C’était le prix que méritait ton audacieuse imprévoyance ? Si tu avais franchement déclaré ton dessein en disant : — Je viens chercher mon limier ou mon faucon ; ou, Je suis appelé par l’amour d’une des filles de votre clan, —tu aurais pu librement parcourir nos montagnes ; mais tout étranger qui se cache est un ennemi secret !... Toutefois, serais-tu un espion, tu n’aurais jamais été condamné sans être entendu, si un augure ne t’avait dévoué au trépas.

— J’y consens. Je m’abstiendrai de toute autre accusation pour ne point te courroucer ; je dirai seulement qu’un serment m’oblige de me mesurer un jour avec ton Chef orgueilleux. Deux fois j’ai visité le clan d’Alpine sans projet hostile ; mais si je reviens ce ne sera plus qu’avec le glaive hors du fourreau et les bannières déployées, comme un ennemi qui défie l’objet de sa haine ! Non, jamais chevalier brûlant d’amour n’attendit l’heure du rendez-vous avec autant d’impatience que j’attends le moment où je me verrai en face de ton Chef rebelle à la tête de tous ses vassaux !

IX.

— Hé bien ! que tes vœux soient satisfaits, dit le Gaël ; et le son perçant de son sifflet fut répété d’écho en écho comme le cri du courlis. Au même instant, au milieu des taillis et de la bruyère, à droite, à gauche, et de tous les côtés, apparaissent des toques, des lances, et des arcs tendus. Des fentes des rochers surgit le fer des piques ; les javelots sortent des broussailles ; les joncs, les rameaux des saules semblent changés en haches et en épées ; chaque touffe de genêt enfante un guerrier couvert de son plaid et prêt à combattre. Le signal a soudain réuni cinq cents hommes, comme si la montagne s’était entr’ouverte pour rejeter de son sein une armée souterraine.

Tous ces guerriers, attendant les ordres et le nouveau signal de leur Chef, demeurent immobiles et silencieux.

Semblables à ces rochers ébranlés dont les masses pendantes menacent sans cesse de s’écrouler, et que la faible main d’un enfant suffirait pour précipiter dans les profondeurs du défilé, les vassaux de Roderic, le glaive à la main et un pied en avant, sont prêts à s’élancer du revers de la montagne.

Le guide de Fitz-James jette un regard plein de fierté sur les flancs de Benledi, couverts de ses compagnons; et puis, s’adressant d’un air farouche au chevalier saxon, il lui dit ;

— Hé bien ! qu’as-tu à répondre ? Voilà les fidèles guerriers du clan d’Alpine, et reconnais en moi Roderic lui-même !

X.

Fitz-James était brave... Surpris de ce spectacle inattendu, il sentit son cœur se glacer soudain, mais retrouvant aussitôt son courage, et fixant à son tour sur le Chef des montagnes un regard plein de hauteur, il s’adossa contre un rocher, et appuyant son pied sur le sol :

— Viens seul, s’écria-t-il, ou venez tous ensemble ; vous verrez plutôt fuir ce rocher de sa base que vous ne me verrez reculer devant vous.

Roderic l’observe, et ses yeux expriment à la fois le respect, la surprise, et cette joie féroce qu’éprouvent les guerriers à l’aspect d’un ennemi digne de leur valeur. Bientôt il fait un geste de la main : toute sa troupe s’est évanouie ; chaque soldat disparaît dans les broussailles et les bois ; les épées, les lances et les arcs rentrent dans les arbrisseaux du taillis : on eût dit que la terre avait englouti de nouveau dans son sein tous ces soldats qu’elle venait d’enfanter. Tout à l’heure la brise agitait les bannières , les plaids flottans et les panaches ; son souffle maintenant glisse sur la colline, et ne balance plus que les fleurs de la bruyère sauvage. Tout à l’heure les rayons du soleil étaient réfléchis par les lances, les glaives, les boucliers, les cottes de mailles, et déjà ils n’éclairent plus que la verte fougère et le noir granit des rochers.

XI.

Fitz-James promène ses regards autour de lui, et en croit à peine ses yeux ; une telle apparition lui semble appartenir à l’illusion d’un songe. Il regarde Roderic avec un air d’incertitude ; mais le Chef des montagnes lui dit :

— Ne crains rien. Ces mots sont inutiles, sans doute ; mais je te déclare que tu aurais tort de te méfier de mes vassaux : tu es devenu mon hôte ; j’ai donné ma parole de te conduire jusqu’au gué de Coilantogle, et je ne souffrirais pas qu’un seul des miens me prêtât l’aide de son épée contre un adversaire aussi valeureux que toi, quand notre combat devrait décider de nos droits sur toutes les vallées que les Saxons ravirent aux fils de Gaël.

Poursuivons notre route. J’ai voulu seulement te montrer quelle était ta témérité de prétendre te passer, dans ces lieux, du sauf-conduit de Roderic.

Ils se remirent en marche... J’ai déjà dit que Fitz-James était brave autant que chevalier l’ait jamais été; mais je n’oserai assurer que son cœur fût calme pendant qu’il suivait Roderic à travers ces solitudes qu’il venait de voir se peupler tout à coup d’une multitude armée de lances, qui n’attendait pour lui arracher la vie que le signal d’un guide qu’il venait d’outrager et de défier tout à l’heure.

Il ne pouvait s’empêcher de tourner à tous momens les yeux pour chercher les gardiens de ces montagnes, si prompts à se montrer et à disparaître. L’imagination lui faisait voir encore les piques et les claymores étincelant dans le taillis; et le cri aigu du pluvier lui rappelait le signal tout-puissant de son guide. Fitz-James ne commença à respirer en liberté qu’après avoir laissé ce défilé bien loin derrière lui.

Les deux guerriers foulent une prairie dont la vaste étendue n’offrait ni arbres ni broussailles capables de receler un ennemi armé.

XII.

Le Chef marche devant Fitz-James à grands pas et en silence. Ils arrivent au rivage sonore de ce torrent, fils de trois puissans lacs, qui s’échappe en flots argentés du sein du Vennachar, balaie la plaine de Bochastle, et mine sans cesse les débris du camp où jadis Rome, reine du monde, fit planer ses aigles victorieuses.

C’est là que Roderic s’arrête ; et, se dépouillant de son bouclier et de son plaid, il dit au guerrier des plaines :

— Brave Saxon, fidèle à sa promesse, le fils d’Alpine ne te doit plus rien ; ce meurtrier, cet homme implacable, ce chef d’un clan rebelle, t’a conduit sain et sauf, à travers tous ses postes, jusqu’aux limites de ses domaines ; maintenant c’est en croisant le fer avec lui, seul à seul, que tu vas éprouver la vengeance de Roderic. Me voici sans aucun avantage, armé comme toi d’une seule épée ; tu n’as plus d autre défenseur que la tienne... nous sommes parvenus au gué de Coilantogle.

XIII.

Le Saxon répondit :

— Je n ai pas l’habitude d’hésiter quand un ennemi me défie l'épée à la main, et d’ailleurs, Chef valeureux, j’ai juré ta mort. Cependant, je l’avoue, ta générosité, ta franchise, et la vie que je te dois, mériteraient une autre récompense... Le sang peut-il seul terminer notre querelle ? n’est-il aucun moyen ?... — Non ! non, étranger ! interrompit le fils d’Alpine ; et pour te rendre toute ta valeur, apprends que le sort des Saxons dépend de ton épée : ainsi l’a décidé le destin par la voix d’un prophète qui dut sa naissance à l'habitant des tombeaux :

— Celui qui le premier versera le sang assurera la victoire à son parti. —

— Hé bien ! répondit Fitz-James, crois-en mon serment; le mot de cette énigme est déjà trouvé. Va chercher dans la bruyère de ces montagnes le cadavre sanglant de Murdoch : c’est par sa mort que le destin a accompli sa prophétie; cède donc au destin plutôt qu’à moi. Allons ensemble à Stirìing trouver le roi Jacques : là, si tu persistes à vouloir être son ennemi, ou si le monarque refuse de t’accorder ta grâce et ses faveurs, j'engage ma parole que, rendu à tes montagnes, tu seras libre d’y entreprendre la guerre avec tous les avantages que te donne ta position actuelle.

XIV.

De sombres éclairs jaillissent des veux menacans de Roderic : — Es-tu donc si présomptueux, s’écrie-t-il, que tu oses proposer à Roderic de rendre hommage à ton roi, parce que tu as immolé un misérable vassal ! Roderic ne cède ni au destin ni aux hommes ; tu ne fais qu’attiser le feu de ma haine ! Le sang de mon vassal demande vengeance... Quoi donc ! tu hésites encore !... J’en atteste le ciel, je change d’opinion sur ton courage, et je reconnais en toi un de ces frivoles chevaliers de cour, indignes de ma courtoisie , et dont le plus beau laurier est une tresse des cheveux de leur dame.

— Roderie, je te remercie de ces derniers mots ; ils rendent à mon cœur toute son énergie, et acèrent la pointe de mon glaive. J’ai juré de tremper cette tresse de cheveux dans le plus pur de ton sang ; maintenant je renonce à la trêve et j’abjure la pitié. Ne pense pas toutefois, Chef orgueilleux, qu’il n’est donné qu’à toi seul d’être généreux : quoique d’un coup de sifflet je ne puisse faire apparaître un clan tout entier sur la cime des rochers et dans les taillis, je n’aurais qu’à sonner de ce cor pour rendre ta victoire plus que douteuse !... Mais n’aie aucune méfiance ; c’est fer contre fer que nous allons vider notre querelle.

Ils tirent en même temps leurs épées, et jettent le fourreau sur le sable ; l’un et l’autre regardent le ciel, le fleuve et la plaine, qu’ils ne reverront peut-être plus, et puis croisant leurs glaives et se menaçant du regard, ils commencent un combat douteux.

XV.

Roderic sentit alors de quel avantage aurait été pour lui son bouclier, dont les clous d’airain et la triple peau de buffle avaient souvent émoussé les coups du trépas. Fitz-James avait appris dans les climats étrangers l’art de manier les armes, et son épée était au besoin un bouclier pour lui ; il n’ignorait aucune des ruses de l’escrime ; tandis que le montagnard, plus robuste, mais moins habile, soutenait un combat inégal. Trois fois le fer du Saxon atteignit son ennemi, et trois fois son sang, s’échappant à grands flots, rougit ses tartans. Le farouche Roderic sent augmenter sa soif de vengeance, et ses coups tombent pressés comme les grains de la grêle. Tel qu’un rocher ou une tour qui brave tous les orages de l'hiver, le Saxon, toujours invulnérable, oppose l’adresse à l’impétuosité de la fureur, et, profitant d’un avantage , il désarme Roderic, et fait voler au loin son épée. Le fils d’Alpine recule , chancelle, et tombe aux pieds de son ennemi.

XVI.

— Rends-toi, ou, par le Dieu du ciel, je vais te plonger mon glaive dans le cœur !

— Je dédaigne et tes menaces et ta pitié ! Parle de se rendre au lâche qui craint de mourir !

Tel que le serpent qui déroule soudain ses anneaux , tel que le loup qui brise les pièges qui le retiennent captif, tel que le chat-pard qui combat pour ses petits, Roderic s’élance à la gorge de Fitz-James, reçoit une nouvelle blessure dont il s’aperçoit à peine, et enlace son ennemi dans ses bras nerveux. — C’est ici, vaillant Saxon, que toute ta vigueur t’est nécessaire ! Ce n’est pas une jeune fille qui te presse avec amour ; une triple cuirasse de fer et d’airain ne t’empêcherait pas de sentir celte étreinte du désespoir !

Ils luttent avec des efforts redoublés.... Ils tombent ; Fitz-James est sous Roderic.

La main du montagnard lui serre la gorge; son genou est appuyé sur son sein ; il écarte les boucles de ses cheveux, essuie son front et ses yeux souillés de sang et de poussière, et il fait briller en l’air sa dague menaçante.

Mais la haine et la rage ne peuvent plus suppléer à l'épuisement des sources de sa vie ; il a obtenu trop tard l'avantagc qui allait faire tourner pour lui les chances de ce combat à mort ; pendant qu’il brandit son glaive, un vertige s’empare de ses sens et de son ame : il frappe ; mais le fer, mal dirigé, s’enfonce dans la bruyère; Fitz-James se débarrasse d’un ennemi trop affaibli; il se relève sans blessure, mais respirant à peine.

XVII.

Il murmure en balbutiant ses actions de grâces au ciel, qui sauve ses jours dans un combat si hasardeux; et puis il fixe ses yeux sur son ennemi, qui semble près de rendre le dernier soupir.

II trempe les cheveux de Blanche dans le sang de Roderic, et s’écrie ;

— Pauvre Blanche, la vengeance de tes outrages me coûte cher ; mais ton oppresseur a des droits aux titres de gloire que méritent la valeur et la loyauté.

A ces mots il sonne de son cor, puis détache son collier, se découvre la tête, et va laver dans l'onde son front et ses mains souillées de sang.

Il entend retentir dans le lointain les pas des chevaux qui accourent à toute bride ; le bruit devient plus distinct, et Fitz-James reconnaît quatre écuyers en costume de chasseurs : les deux premiers portent une lance, et les deux autres conduisent par les rênes un coursier tout sellé. Tous quatre pressentie galop de leurs montures, s'avancent vers Fitz-James, et contemplent d’un œil surpris cette arène sanglante :

— Point d exclamations, leur dit le Saxon ; ne me questionnez pas : vous, Herbert et Luffness, mettez pied à terre, pansez les blessures de ce chevalier, déposez-le sur ce palefroi qui était destiné à porter un fardeau plus doux, et conduisez-le à Stirling ; je vais vous y devancer pour prendre un coursier plus frais et des vêtemens convenables. Le soleil est déjà au milieu de sa course; il faut que j’assiste ce soir aux jeux de Tare : heureusement Bayard vole comme l’éclair. Devaux et Herries, suivez-moi.

XVIII.

— Approche, Bayard, approche. — Le coursier obéit en arrondissant sa crinière avec grâce : le feu de son regard, et le mouvement de ses oreilles expriment la joie que lui cause la voix de son maître. Fitz-James ne met ni le pied sur l’étrier ni la main sur le pommeau de la selle; mais, saisissant la crinière, il se détache légèrement de la terre, et, appuyant son éperon sur les flancs de Bayard, aiguillonne son ardeur impétueuse.

Le coursier bondit sous son cavalier, et, rapide comme la flèche, s’élance avec lui dans la plaine. Ils traversèrent les flots du torrent, et gravirent la hauteur de Carhonie. Le chevalier ne ralentit point le galop de son cheval, et ses écuyers le suivaient à toute bride. Ils cotoient les rives du Teith, et défient la vitesse de ses vagues. Torry et Lendrick sont déjà dépassés ; Deanstown reste bien loin derrière eux ; les tours de Donne s’élèvent, et disparaissent derrière un taillis lointain. Blair-Drumont voit jaillir l'étincelle sous les pieds des chevaux ; ils voient comme le vent à travers Ochtertyre. Le sommet de l’antique Kier n’a brillé qu’un moment à leurs yeux. Ils se précipitent au milieu de tes ondes bourbeuses, ô sombre Forth ! et atteignent le rivage opposé après bien des efforts. Ils laissent à leur gauche les rochers de Craig-Forth, et bientôt le boulevard de la Calédonie, Stirliixg et, ses noires tours, leur montrent le terme de leur voyage.

XIX.

Au milieu du sentier pierreux qui conduit au château, Fitz-James raccourcit les rênes de son coursier; il fait un geste à son écuyer, qui aussitôt va saisir son étrier :

— Devaux, lui dit-il, vois-tu ce vieillard de haute stature, et dont l’aspect annonce l’indigence ? remarque comme ses pas sont assurés , avec quelle activité il presse sa marche et gravit la montagne ! Sais-tu d’où il vient, et qui il est ?

— Non, ma foi ; c’est probablement quelque campagnard, qui figurerait très-bien, il me semble, dans la suite d’un noble baron ?

— Non, non, mon cher Devaux ! La crainte et la jalousie ne peuvent-elles te rendre plus clairvoyant ? Avant qu’il eût atteint le bas de la montagne, j’avais déjà reconnu de loin sa démarche et son aspect imposant ; il n’est point en Ecosse de guerrier d’une pareille taille. Par saint Serle ? c’est Jacques de Douglas, l’oncle du comte exilé. Hâtons-nous d’arriver à la cour pour y annoncer l'approche d’un ennemi redouté. Le roi doit se tenir sur ses gardes ; il est bon qu’il ne rencontre pas Douglas sans être prévenu.

Ils dirigèrent leurs coursiers sur la droite, et arrivèrent à la poterne du château.

XX.

Douglas, qui venait de l’antique abbaye de Cambus-Kennets, s'entretenait tristement avec lui-même en suivant le sentier de la montagne.

Oui : mes pressentimens et mes craintes ne m’ont point trompé ; le noble Graham est dans les fers, et le farouche Roderic sentira bientôt le glaive vengeur du roi d’Ecosse ! Moi seul je puis prévenir leur destin...... Dieu fasse que leur rançon n’arrive pas trop tard !.....

L abbesse m’a promis que ma fille serait l’épouse du Christ ! Que le ciel me pardonne une larme de regret ! qui connaît mieux que son père combien Hélène a de vertu ! Mais oublions un bonheur qui a fui, il ne me reste plus qu’à mourir ! — O vous, tours antiques dont les remparts virent un Douglas périr de la main de son roi ; et toi, éminence fatale[3] qui entendis si souvent retentir la hache homicide, lorsque la main sanglante du bourreau immolait les plus nobles chevaliers de l’Ecosse, préparez vos prisons, l’écbafaud, et une tombe ignorée ! Douglas vient se livrer lui-même... Mais, écoutons ; quelle fête annonce la cloche du monastère de Saint-François ?… quelle foule joyeuse se précipite dans les rues de la ville ! je vois des danses mauresques, et un cortège précédé de bannières, de cornemuses et de tambours. Je devine par ces apprêts bizarres que les bourgeois de Stirling célèbrent aujourd’hui leurs jeux. Jacques y assistera... ces spectacles où le bon métayer bande son arc, et où le robuste lutteur renverse son rival sur l’arène, lui plaisent tout autant que ceux où les chevaliers rompent des lances dans une noble joûte. Je vais me mêler aux flots du peuple, et me rendre dans le parc du château, pour y disputer moi-même une couronne..... Le roi Jacques verra si l’âge a énervé ces membres robustes, dont sa jeunesse aimait, dans des jours plus heureux, à admirer la vigueur.

XXI.

Les portes du château s’ouvrent à deux battans ; le pont-levis s’ébranle et s’abaisse avec bruit; les pavés des rues retentissent sous les pas pressés des coursiers : c est le roi d’Ecosse qui s’avance avec toute sa cour, au milieu des acclamations du peuple qui l’entoure. Jacques montait une haquenée blanche ; il s’inclinait sans cesse, ôtant sa toque aux dames de la ville, qui souriaient et rougissaient en éprouvant une vanité secrète : celle qui fixait ses regards avait quelques droits d’être fière ; c’était toujours la plus belle. Il félicite gravement les anciens de la cité; il loue les costumes singuliers de chaque troupe, remercie tout haut les danseurs, sourit, et salue le peuple, qui répète avec enthousiasme : — Vive le roi des communes ! vive le. roi Jacques !

Derrière le monarque sont rangés les pairs, les chevaliers et de nobles dames, dont les palefrois s’indignent du retard que la foule et la pente rapide du chemin opposent à leur marche. Au milieu de ce cortège on distinguait aisément des fronts tristes, sévères et chagrins ; plus d’un noble témoignait son dépit de la contrainte imposée à son orgueil, et méprisait les plaisirs vulgaires des bourgeois Il y avait aussi de ces Chefs qui, servant d’ôtage à leurs clans, étaient à la cour dans un véritable exil, rêvaient sans cesse à leur vieille tour, à leurs sombres forêts, à leur puissance féodale, et croyaient ne pouvoir jouer qu’un rôle honteux dans une fête que leur fierté maudissait en secret.

XXII.

Les divers cortèges se répandent dans le parc du château; les danseurs mauresques, portant des sonnettes aux talons et une épée à la main, commencent leurs exercices : mais on applaudit surtout le vaillant Robin-Hood et toute sa bande ; le moine Tuck, avec son bâton à deux bouts et son capuchon; le vieux Scathelocke, à l’air refrogné; la belle Marion, blanche comme l’ivoire; Scarlet, Mutch et Petit-Jean : leurs cors donnent le signal, et appellent tous les archers qui veulent prouver leur adresse.

Douglas tend un arc pesant : sa première flèche frappe droit au but; sa seconde atteint la première, et la partage en deux. Il faut que Douglas aille recevoir de la main du roi une flèche d’argent, prix destiné au plus habile. Son œil humide interroge celui du monarque , et cherche a y lire un regard de sympathie ; Jacques ne laisse voir aucune émotion; indifférent comme s’il récompensait un archer vulgaire, il remet à Douglas la flèche d’argent.

XXIII.

Allons : qu’on vide l’arène Les lutteurs vigoureux prennent leur place : il en est deux qui demeurent vainqueurs, et demandent avec orgueil des rivaux plus dignes d’eux. Douglas se présente : Hugues de Larbert reste estropié pour toute sa vie ; Jean d’Alloa n’a guère un meilleur sort ; ses compagnons le transportent presque sans vie à sa demeure.

Le prix de la lutte est une bague d’or, que le roi remet a Douglas; mais ses yeux bleus sont aussi froids que les gouttes de rosée glacées par l’hiver. Douglas voudrait parler; mais son ame trop émue le force à garder le silence. Plein d’indignation, il se range parmi les métayers, qui mettent a nu leurs bras nerveux pour lancer en l'air une barre de fer massif. Après que chacun eut signalé sa force, Douglas arrache une pierre fixée à la terre, et l’envoie à plus d’une perche au-delà du but le plus éloigné.

Les vieillards, qui se rappellent le passé, montrent encore aux étrangers, dans le parc royal de Stirling, la preuve de la force de Douglas, et moralisent sur la dégénération de notre âge.

XXIV.

Le vallon retentit d’applaudissemens, que renvoie l’écho de la Roche des Dames. Le roi, toujours impassible, donne à Douglas une bourse remplie de pièces d’or. Le fier Douglas sourit d’indignation, et jette l'or à la foule, qui commence à regarder ce vieillard avec une admiration curieuse. Bientôt on se dit à l’oreille que ce cœur si généreux, ce bras si robuste, ne peuvent appartenir qu’à Douglas. Les vieillards remarquent ses cheveux, qui commencent à blanchir, secouent la tète, et racontent à leurs fils les exploits qui avaient rendu Douglas fameux avant qu’il fut exilé de sa terre natale ; les femmes vantent sa taille majestueuse, malgré les traces de maint hiver; la jeunesse, étonnée, contemple avec respect celui dont la force semble surnaturelle. Tels étaient les sentimens de la foule, dont les murmures se changèrent peu à peu. en bruyantes clameurs. Mais aucun des nobles barons qui formaient un cercle autour du roi ne témoigna par un regard qu’il prit intérêt à l’illustre banni, ou qu’il en eût gardé le moindre souvenir ; aucun même de ceux qui jadis regardaient comme un honneur de marcher à la chasse à son côté, qui allaient manger à sa table, et trouvaient dans les combats leur salut derrière son bouclier.

Quel est le mortel qui se voit reconnu des courtisans quand le monarque le désavoue ?

XXV.

Jacques s’aperçut que les jeux languissaient ; il fit partir un beau cerf dont la chasse devait couronner la fête. Deux lévriers favoris furent lancés pour le poursuivre et l’abattre; il devait être ensuite servi au repas des archers et arrosé de vin de Bordeaux. Mais Lufra, que ni caresses ni menaces ne pouvaient éloigner de Douglas, Lufra, la chienne la plus agile du nord, vit partir le cerf, et s’élança comme l’éclair : elle laissa derrière elle les lévriers du roi, et, se précipitant sur sa proie, enfonça dans ses flancs ses dents aiguës, et se désaltéra dans son sang. Voyant la chasse interrompue par un étranger, le piqueur du prince accourt furieux, et frappe de sa courroie le noble limier.

Douglas avait souffert en silence l’indifférence du roi, le dédain des nobles, et, ce qui est plus cruel encore pour une ame fière, la pitié de la populace. Mais Lufra avait été élevée avec un tendre soin; elle partageait ses repas, et veillait pendant son sommeil. Souvent Hélène, dans ses jeux enfantins, aimait à orner de guirlandes de fleurs le cou de Lufra. Le nom seul de Lufra rappelait à Douglas le souvenir d’Hélène. Sa rage long-temps étouffée éclate enfin sur son front et dans ses yeux étincelans. La foule lui ouvre un libre passage, comme on voit les vagues se séparer sous la proue d’un navire : d’un seul revers de main le piqueur tombe baigné dans son sang.

Un coup aussi terrible n’aurait pu être porté par tout autre bras que celui de Douglas, eût-il été armé d’un gantelet de fer.

XXVI.

Les hommes de la suite du roi font entendre leurs cris et leurs menaces; ils brandissent leurs fers et leurs lances; niais le baron leur adresse ces paroles sévères :

— Vils esclaves, retirez-vous, ou redoutez la mort et Douglas ! Oui, prince, c’est Douglas lui-même, condamné par toi et cherché partout, qui vient, victime volontaire, s’offrir pour apaiser la guerre, et qui ne demande grâce que pour ses amis.

— C’est donc là le pris de ma clémence, baron présomptueux ! reprit le monarque. De tout ton clan égaré par l’ambition, tu es le seul, toi, Jacques de Bothwell, en qui ma coupable faiblesse refusa de voir un ennemi : mais ton roi souſfrira-t-il tes outrages et tes regards dédaigneux ! Holà, capitaine de ma garde, donnez à Douglas une escorte convenable— Qu’on termine les jeux... (Car le tumulte allait croissant, et les métayers commençaient à tendre leurs arcs) Qu'on termine les jeux, répéta Jacques en fronçant le sourcil; que nos cavaliers dispersent la foule !

XXVII.

Le désordre et les cris d’une émeute troublèrent la fin de ce jour de fête. Les gardes à cheval fondirent au milieu de la foule et furent repoussés avec insulte et menaces : les vieillards et les infirmes sont renversés par terre ; les timides fuient, les femmes poussent des cris d’effroi ; les plus audacieux s’arment de cailloux, de bâtons et de flèches. Les soldats du roi entourent Douglas d’un cercle de lances, et le conduisent dans le sentier qui mène au château. Ils sont assaillis par la populace, qui les poursuit de ses clameurs.

Le noble Douglas vit avec chagrin que le peuple se révoltait contre les lois ; il s’adressa à l'officier de l'escorte, et lui dit :

— Sir John de Hyndford, ce fut mon épée qui te donna l’accolade ; en souvenir de ce jour, laisse-moi parler a ces hommes égarés.

XXVIII.

—Mes amis , écoutez-moi, avant de vous montrer sujets rebelles à cause de Douglas. Je sacrifie sans regret aux lois de l’Ecosse ma vie, mon honneur et tous mes intérêts : ces lois sont-elles si faibles qu’elles aient besoin du secours de votre vaine fureur ? ou si je souffrais une injustice, serais-je assez aveuglé par un funeste égoïsme, renoncerais-je si facilement à tout sentiment de patriotisme, pour briser tous les liens d’amour qui unissent ma patrie et ma famille ! Non, non ! croyez que ce ne serait point un adoucisement pour ma captivité dans cette sombre tour, de savoir que les lances qui ne doivent être l’effroi que de nos ennemis sont teintes du sang de mes amis ; qu’un inutile combat prive les mères de leurs fils, les femmes de leurs époux, les orphelins de leurs pères, et que les bons citoyens, gémissant de l’outrage fait aux lois, maudissent Douglas comme le prétexte du désordre ! Je vous conjure de prévenir tous ces malheurs par votre patience, et de vous conserver le droit de m’aimer toujours.

XXIX.

La fureur de la foule s'éteint dans les armes, comme l’orage se fond en pluie; ils lèvent les yeux et étendent les mains vers le ciel, appellent ses faveurs sur la tête de l'homme généreux qui, touché du seul intérêt de la patrie, estimait son sang bien moins que celui de l’Ecosse. Les vieillards qui avaient un pied dans la tombe bénissaient celui qui arrêtait la guerre civile, et les mères élevaient leurs enfans dans leurs bras pour leur montrer ce Chef magnanime qui triomphait de sa colère et de ses outrages, et leur conservait un père : les cœurs mêmes des soldats sont émus, ils conduisent Douglas a pas lents, les armes traînantes et la tête baissée, comme s’ils accompagnaient le cercueil d’un compagnon chéri ; ce fut en soupirant qu'ils remirent à la garde du château leur noble prisonnier.

XXX.

Le monarque offensé s’éloignait le cœur gros d’amers souvenirs, et il se garda bien de faire repasser son cortège dans les rues de Stirling.

— Lennox, dit-il, qui peut désirer de gouverner ce peuple imbécile ? Entends-tu ces acclamations auxquelles se mêle le nom de Douglas ? C’est ainsi que cette foule inconstante célébrait ce matin le roi Jacques : j’en reçus les mêmes applaudissemens quand je brisai le joug des Douglas; et Douglas serait à son tour porté en triomphe s’il pouvait me renverser de mon trône ! Qui peut désirer de régner sur un peuple capricieux comme une femme , bizarre comme l’illusion d’un songe, léger comme la feuille qui flotte sur les vagues, féroce comme l’insensé qui dans son délire a soif de sang ! O monstre aux mille têtes ! qui peut désirer d’être ton roi ?

XXXI.

— Mais quel est ce messager qui presse de l’éperon son coursier haletant ? Je distingue sa cocarde,....— Hé bien ! que mande mon cousin Jean de Mar ?

— Sire, il vous conjure d’assister aux jeux de Stirling sans permettre qu’on dépasse les barrières. Il existe un complot, encore secret, mais fatal sans doute pour le trône : le Chef proscrit, Roderic-Dhu, a appelé aux armes son clan rebelle ; on dit que ces bandits marchent pour soutenir Jacques de Bothwell.

Le comte de Mar est parti ce matin de Doune pour les attaquer, et avant peu Votre Majesté recevra la nouvelle d’une bataille ; mais le comte vous supplie avec instance de ne point vous écarter sans une garde nombreuse, jusqu’à ce que sa victoire ait éloigné de vous tous les dangers.

XXXII.

— Tu me rappelles un tort que je dois me reprocher, dit le roi. J’aurais dû y penser plus tôt, et le tumulte de ce jour m’a fait oublier les ordres que j’avais à donner... Retourne en toute hâte sur tes pas; ne crains pas de perdre ton cheval; je te promets le plus beau de mes écuries : dis à notre fidèle comte de Mar que je lui défends de livrer bataille. Ce matin Roderic a été fait prisonnier par un de nos chevaliers, et Douglas a soumis lui-même sa cause aux lois de notre royaume.

La nouvelle de la perte de leurs Chefs dissipera bientôt les montagnards; et nous aurions regret que le peuple fût la victime des fautes de ses Chefs. Pars, Braco ! porte notre message au comte de Mar.

— Sire, j’y vole ! Mais je crains qu’avant d’avoir franchi le coteau la bataille n’ait été donnée.

Il tourne bride ; son coursier bondit, et effleure le gazon d’un pied dédaigneux pendant que le prince retourne dans son palais.

XXXIII.

Le roi Jacques n’était plus d'humeur ce jour-là d'écouter les concerts des ménestrels et de briller au festin. Les courtisans prirent de bonne heure congé du monarque et les chants furent bientôt interrompus. La soirée ne fut guère moins triste pour la ville : les bourgeois s’entretenaient de discordes civiles, des clans rebelles des montagnes, de Moray, de Mar et de Roderie près d’en venir aux mains. Ils déploraient aussi le sort de Douglas plongé dans une tour où jadis le vaillant comte William fut... A ces mots on se taisait en posant un doigt sur les lèvres ou en montrant la pointe d’une épée.[4]

Cependant vers le crépuscule, des cavaliers harassés de fatigue arrivèrent de l'ouest, et furent introduits au château : le bruit se répandit qu’ils portaient la nouvelle d’un combat livré sur les bords du loch Katrine : l’action avait duré depuis midi, disait-on, jusqu’au coucher du soleil. Cette nouvelle agita toute la ville jusqu’à ce que la nuit eût arboré sur le faite des toits ses noires bannières.

  1. Voyez la note sur cette superstition écossaise
  2. Le montagnard écossais prend le nom de Gaël ou Gaul, et, donne aux habitans des basses terres celui de Sassenach ou Saxon, — Ed.
  3. Eminence située au nord-est du château, où l’on exécutait les prisonniers d’Etat. — Ed.
  4. Le comte William de Douglas fut poignardé par Jacques II dans le château de Stierling.