Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/4/2.1

Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/4
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome 1Furne, Libraire-éditeurTome I. — Ballades, etc (p. 207-212).


CHANT SECOND.

Le Couvent.

AU RÉVÉREND JOHN MARRIOT, M. A.
Ashestiel, Ettrick Forest.


Elles sont maintenant désertes et dépouillées ces plaines où s’élevait jadis une forêt antique ! ils sont dévastés ces vallons autrefois couverts d’épais taillis, et peuplés de cerfs et de daims ! Cette aubépine… qui peut-être voit depuis plus de trois siècles ses rameaux hérissés de piquans ; cette aubépine solitaire, que ne peut-elle nous dire tous les changemens du sol qui l’a vue naître, depuis que, modeste rejeton, sa tige, aujourd’hui si robuste, fléchissait au gré de chaque brise ! Que ne peut-elle nous dire : — Là le chêne altier couvrait la terre de son ombre gigantesque, plus loin le frêne tapissait le rocher de sa verdure, et dominait le taillis avec ses feuilles étroites et les rouges grappes de ses baies. Alors les pins couronnaient la montagne ; le bouleau se balançait dans la plaine ; le tremble frémissait au moindre vent, et le saule ombrageait les ruisseaux. —

Il me semble l’entendre dire encore : — Le cerf altier est venu se reposer sous mon ombre, au milieu du jour ; j’ai vu le loup plus farouche (et la vallée voisine porte encore son nom) errer autour de moi, la gueule altérée de carnage, et hurlant à la clarté de la lune ; le sanglier belliqueux aiguisait ses défenses contre mon écorce, tandis que le daim et le chevreuil bondissaient à travers le taillis. Souvent j’ai vu les monarques d’Ecosse sortir de la tour crénelée de Newark, suivis de mille vassaux ; les chasseurs, l’arc tendu, gardaient toutes les issues de la forêt ; les piqueurs parcouraient à pas lents le plus épais du bois ; les fauconniers tenaient leurs faucons prêts à prendre l’essor, et les forestiers, en élégant costume vert, conduisaient en lesse le lévrier rapide, pour le lancer sur le gibier que faisait partir le chien couchant. — Soudain la flèche siffle et vole, l’arquebuse lui répond, tandis que la colline répète de rochers en rochers le bruit des chevaux, les aboiemens des chiens, les cris des veneurs et les joyeuses fanfares du cor.

Le souvenir de ces nobles plaisirs survit encore dans nos vallées solitaires, sur les bords de l’Yarrow et dans l’épaisse forêt d’Ettrick, qui fut long-temps l’asile d’un redoutable proscrit. Mais cette cour, qui venait ainsi parcourir les forêts, était moins heureuse que nous dans nos parties de chasse. Plus modestes, nos plaisirs n’ont ni pompe ni éclat ; mais notre gaieté, cher Marriot, n’en est pas moins vive. Tu te rappelles mes excellens lévriers : jamais on ne les mit en défaut dans le bois ou sur la colline ; jamais chiens n’eurent plus d’ardeur et une bouche plus sûre. Les intervalles qui se passaient entre nos chasses n’étaient jamais tristes, car, pour nous distraire, nous avions toujours en réserve quelque poète de l’antiquité ou des temps gothiques ; nous admirions les scènes imposantes que la nature déployait à nos yeux ; nous redisions les vers qu’elles rappelaient à notre mémoire ; nous ne traversions pas une allée, pas un ruisseau qui n’eût sa légende ou sa ballade. Et maintenant tout est muet… ton château est désert, ô Bowhill ? Le laboureur n’entend plus le fusil du chasseur retentir sur la montagne ; on ne le voit plus, ému au souvenir de l’héritage de ses pères, verser à la ronde de joyeuses rasades, et boire au Chef des collines. Elles ne sont plus ces fées mortelles qui habitaient les bosquets de l’Yarrow, parcouraient ses avenues et cultivaient ses fleurs ; fées aussi belles que les esprits dansant au clair de la lune sur Carterhaugh et aperçus par la superstitieuse Jeannette. On ne voit plus le jeune baron qui animait les bois solitaires de Shériff, et imitait, par son ton et sa démarche mâle, la majesté d’Oberon. Elle est partie cette noble dame dont la beauté était le moindre attrait ; et cependant si la reine des sylphides eût voulu montrer à la terre tous ses charmes célestes, elle n’eût pu traverser les airs avec une taille plus légère et des traits plus gracieux. L’oreille insensible de la bonne veuve ne se ranime plus pour épier le bruit de ses pas ; elle ne l’attend plus à l’heure de midi, et ne s’occupe plus à orner sa chaumière pour la recevoir triste et pensive, elle tourne son rouet bruyant ou prépare le repas de ses orphelins, en bénissant encore la main qui les nourrit.

Le vallon de l’Yair, où les collines plus resserrées laissent à peine un étroit passage à la Tweed qui mugit, bouillonne et s’échappe en torrens écumeux, ce vallon a vu partir son seigneur de noble lignage. Laissé seul sur les rives du fleuve, je regrette de ne plus avoir près de moi ces jeunes compagnons de mes promenades, touchant à peine à la première adolescence, âge heureux où la franchise s’exprime avec un aimable abandon. Serrés à mes côtés, avec quel plaisir ils m’entendaient parler de Wallace, quand je leur montrais du doigt son éminence que j’appelais un lieu sacré[1] ! Comme leurs yeux s’enflammaient à mes récits et moi je souriais en pensant que, malgré la différence des années, mon front avait ressenti quelque étincelle de ce feu qui colorait leurs joues. Heureux enfans ! des sentimens si purs ne peuvent long-temps durer : entraînés par le flot rapide de la vie, il ne vous sera pas permis de vous arrêter sur la rive, car le destin vous précipitera loin du bord, et les passions dirigeront la voile et le gouvernail de votre navire. Cependant chérissez toujours le souvenir du ruisseau et de la montagne solitaire : oui, mes amis, un temps viendra sans doute où, domptant vos transports fougueux, vous penserez souvent, et sans remords, je l’espère, à ces jours de bonheur et de liberté que nous avons goûtés ensemble sur le penchant des coteaux.

Lorsque, rêvant à nos amis absens, nous sentons doublement que nous sommes seuls, il y a encore un charme dans nos regrets : ce sentiment flatte le vif désir d’isolement et de repos qu’éprouvent les ames tendres : le tumulte du monde l’empêche de se faire écouter ; mais c’est à un cœur préparé par la solitude, que sa voix douce inspire plus facilement un mélange de résignation et de contentement. Souvent la vue du lac silencieux de Sainte-Marie (1) a réveillé dans mon ame ces pensées : ni joncs ni roseaux n’en souillent le limpide cristal ; la montagne s’arrête tout à coup sur ses bords, et une légère trace de sable argenté marque à peine le lieu où le flot rencontre la terre. Dans le miroir de ces ondes d’un azur brillant viennent se dessiner les larges traits des collines ; vous ne voyez là ni arbres ni buissons, ni taillis, excepté vers cet endroit où, sur une étroite lisière, quelques pins épars se projettent dans le lac. Cette nudité du site produit aussi son effet, et ajoute à la mélancolie de l’âme. On ne voit ni bosquet ni vallon où puisse respirer un être vivant, ni grotte qui puisse recéler quelque berger ou quelque bûcheron solitaire. L’imagination n’a rien à deviner : on ne voit au loin qu’un désert, et le silence vient encore y joindre son influence mystérieuse… Quoique les rochers de la colline envoient au lac mille ruisseaux, cependant, aux jours d’été, ils coulent si doucement que leur murmure ne sert qu’à endormir l’oreille. Les pas du coursier qui nous porte nous semblent même trop bruyans, tant est profond le calme qui règne en ces lieux.

Rien de vivant ne vient y distraire l’œil, mais je n’oublie pas que l’asile des morts n’est pas éloigné : au milieu des dissensions féodales, un barbare ennemi a détruit la chapelle de Notre-Dame ; cependant c’est encore sous cette terre sacrée que le paysan va se reposer des fatigues de cette vie. Il demande, avant de mourir, que ses os soient déposés dans le lieu où priaient ses simples ancêtres.

Ah ! si l’âge avait apaisé le combat de mes passions ; si le destin avait brisé tous les liens qui m’attachent à la vie, qu’il me serait doux, ai-je pensé souvent, de venir habiter ici, et d’y relever la maisonnette du chapelain ! elle deviendrait pour moi l’ermitage paisible qui faisait soupirer Milton ! Qu’il serait doux de contempler le coucher du soleil derrière le sommet solitaire de Bourhope, et de dire, en voyant expirer ses derniers rayons sur le penchant de la colline ou sur les ondes du lac : — C’est ainsi que le plaisir s’évanouit ; jeunesse, talent, beauté, c’est ainsi que vous nous laissez tristes, abandonnés et en cheveux blancs ! Qu’il me serait doux d’admirer les ruines de Dryhope et de rêver à la Fleur de l’Yarrow ! Que j’aimerais, en entendant le murmure sourd de la montagne, avant-coureur de l’orage, et le sifflement lointain de ses ailes, aller m’asseoir sur le tombeau du magicien, de ce prêtre dont les cendres furent exilées du lieu où reposent les justes. Placé sur ce monument que le soleil n’éclaira jamais (comme le prétend la superstition) je verrais le lac soulever les vagues contre ses rives, et le cygne sauvage monter sur l’aile des vents, déployer au milieu des airs ses larges voiles blanches, et descendre par intervalles pour baigner son sein dans l’onde agitée. Enfin, lorsque mon plaid ne suffirait plus pour me protéger contre la grêle, j’irais dans mon ermitage solitaire, allumer ma lampe, tisonner mon feu, et méditer quelque poème romantique ; bientôt je serais abusé par mes propres idées ; le cri lointain du butor viendrait frapper mon oreille comme une voix mystérieuse, et m’annoncer le prêtre magicien réclamant son ancienne demeure. Mon imagination s’occuperait à lui trouver une figure bien étrange et bien farouche ; et m’interrompant moi-même, je sourirais en pensant que j’ai eu peur.

Mais surtout il me serait doux de regarder ce genre de vie, adopté seulement pour fuir les caprices de la fortune, comme un grand acte de courage et de dévouement, un immense sacrifice dont il me serait tenu compte ; et de penser que chaque heure donnée à ces douces rêveries serait un pas de plus dans le chemin du ciel !

Une pareille solitude déplairait à celui dont le cœur est troublé : il a besoin d’aller oublier ses agitations secrètes au milieu de la guerre des élémens ; et mon pèlerin eût préféré quelque demeure plus sauvage et plus triste encore, telle que la sombre montagne de Lochskene. Là les cris perçans de l’aigle retentissent de l’île au rivage ; des torrens roulent avec fracas sur les rochers ; un brouillard éternel infecte les airs, et étend son voile sombre sur le lac, dont les flots courent en bouillonnant se précipiter dans la profondeur d’un abîme. Une vapeur blanchâtre domine ce gouffre : le torrent mugit connue s’il était condamné à arroser la caverne souterraine de quelque démon, qui, soumis par les charrues d’un enchanteur, ébranle en hurlant le rocher qui pèse sur lui. L’aspect du pèlerin eût été en harmonie avec cette scène de terreur : je crois le voir penché sur l’abîme d’où s’échappe la vague écumeuse qui, semblable à la crinière flottante d’un coursier, arrose la vallée de Moffat, après avoir baigné le tombeau du géant.

O Marriot ! toi qui sur les bords de l’Isis[2] as répété les chants de nos bardes, daigne maintenant prêter l’oreille à mes vers : tu vas connaître quel était cet homme de malheur qu’environne le mystère.

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  1. Il y a sur une côte de montagnes au-dessus la ferme d’Ashestell, un fossé appelé la tranchée de Wallace. — Ed.
  2. Rivière d’Oxford.